Cher journal,

Voilà comment a commencé ma première vraie journée de travail à Grayson. Mal. Ça ne devrait jamais arriver. Du moins, pas à moi. Je vais vous dire, d'une manière générale, je suis si méthodique et organisée qu'il n'y a pas de place dans ma vie pour les imprévus et le hasard. Je peux vous assurer que quand il me tombe dessus, c'est la fin des haricots. J'avais déjà du mal, avec Grayson, mais là, je me surpris à devenir paranoïaque. J'en venais à accuser la ville d'être responsable de mon manque de préparation. Voilà comment je suis arrivée sur mon lieu de travail en retard, avec ma fille dans les bras.

Un employé municipal était chargé de me présenter mon nouveau poste, ainsi que mon lieu de travail. Nous devions parler de mes futures fonctions, mes horaires, mon salaire, mes droits et mes devoirs, le topo habituel. Le courant ne passait pas, je le sentais. J'avais du mal avec l'accent américain, et je n'avais pas bien saisi son nom. Monsieur Anderson, Hummerson, Apperson. Impossible de comprendre ce qu'il prononçait. Je lui répondis à chaque fois d'un poli "Monsieur", "Monsieur Hhhhhhd'r'son" pour la variante. Mais j'évitais. Si en plus il se rendait compte que je n'avais pas saisi son nom, j'étais bonne pour être renvoyée sur le champ.

Dès mon arrivée, je m'empressais de m'excuser de mon retard. Neuf minutes, rien de dramatique, me direz-vous. Mais même le dernier des nuls n'arrive pas neuf minutes en retard à son premier jour de travail. La ville n'était pas bien grande, il était, à Grayson, difficile de prétexter un soucis de transport. La vérité, c'est que depuis des jours, je me chamaillais au téléphone avec les responsables du gaz, les responsables de l'électricité, la société de réparation susceptible de s'occuper du dégât des eaux de la salle de bains, la municipalité pour savoir si, Bon Dieu, ils pouvaient s'occuper d'Axel avant que je commence à travailler. La réponse était 'Non'. La réponse officielle était 'Non Madame. Je suis désolée, mais on emmène pas son enfant dans une nouvelle école comme on entre dans un moulin. Il y a des papiers, un rendez-vous... bla bla bla..." Pour faire court, c'était 'Non'. Et personne pour le garder. Inutile de vous dire que Monsieur, de la mairie, nous a toutes les deux fusillés du regard. A nouveau, je m'excusais. Je n'avais trouvé personne pour la garder, et promettais de remédier à cette situation embarrassante au plus vite. A moi ensuite de me faire toute petite. Moi encore, ça allait. Mais allez dire à une petite fille de quatre ans et demi de se faire tout petit ? Problématique.

Alors qu'Axel se mit à courir dans la salle insonorisée qui faisait office de bibliothèque, moi la sommant vainement de s'asseoir sur une chaise pour rester tranquille, Monsieur-de-la-Municipalité me fit un rapide topo sur la population de la ville, des jeunes à qui j'aurai probablement à faire, des conseils quant au wifi, et, je vous assure qu'il a osé, une petite ligne au sujet de la pornographie du net et les sites néo-nazis. Je me mordis la lèvre en baissant les yeux pour ne pas rire. Je vous assure qu'il avait osé. J'ignore s'il m'imaginait entouré de tous les moins de trente ans, avec de la musique bruyante, a danser sur des tables dans une ambiance orgie et hydromel, mais Monsieur-de-la-Municipalité était vraiment très carré, et à cheval sur la discipline. Monsieur-de-la-Municipalité faisait bien son travail. Et il m'expliqua le mien...

Il me parlait de mon défunt grand-père comme du simple fonctionnaire qui m'avait précédé. Il n'était pas sans ignorer notre lien de parenté, pourtant. Vous savez quoi ? Je pense qu'il me provoquait volontairement. De ces provocations hautaines et vicieuses, pour me faire payer mon arrivée tardive/festive. Il m'expliqua ensuite l'une de mes nombreuses et fastidieuses tâches : Informatiser toute la bibliothèque. Livre par livre. Nous avons eu un échange visuel, plongé dans un de ses longs silences. J'étais persuadée que j'aurai la chance de lire un sourire sur son visage, suivit d'un "Je plaisante, jeune fille !". Mais rien n'y faisait. Il me torturait, je vous dit ! Autant vous dire que j'allais en avoir pour des mois et des mois. Moi qui pensais pouvoir me concentrer sur mes propres recherches, je pouvais continuer de rêver.

Lorsque Monsieur-de-la-Municipalité nous laissa seuls dans la grande salle, je poussais ce long et profond soupir que j'avais retenu tout au long de cet entretien. Il y avait plusieurs postes informatiques, ce ne serait donc pas pénalisant pour les habitants. Et puis quitte à commencer, autant y aller tout de suite. Je sortais de mon sac les trois ou quatre jouets d'Axel lancés en vrac avant de partir.

"Tu restes tranquille, d'accord ? Maman doit travailler, elle a besoin de calme."

La petite tête brune me répondit d'un sourire et d'un signe de tête approbatif. Elle et moi savions tous les deux que d'ici dix minutes, je travaillerai sous les bruitages du petit train aux animaux. La journée allait être longue.

Finalement, je n'avais pas vu les heures passer. J'en avais même oublié de déjeuner, je crois. Il fallait dire que j'avais commencé tard, et que c'était dans mon habitude de minimiser les repas. Depuis près de trois heures, je ne cessais de faire des allées-et-retour dans la bibliothèque, la découvrant en même temps. Je reconnus une bonne partie des grands classiques, m'en mis quelques uns de côté plus intéressants, de ceux qui pourraient me servir. Au hasard, bien sûr. Je n'avais pas pris le temps de lire toutes les tranches, ni d'éplucher les livres comme je le souhaitais, mais je voulais au moins commencer cette horrible informatisation des données. Pour 'sauver' le patrimoine. D'autant plus que, je vous le donne dans le mille, on m'avait laissé avec un logiciel complexe, et des instructions à suivre. Il fallait donc me familiariser avec la machine. Inutile de préciser que le scan se faisait double page par double page, et qu'on ne rangeait pas les sauvegardes comme ça. J'étais utopiste, quand je me disais que j'en aurai pour des mois. Voilà comment je me suis retrouvée avec mon poste de travail surencombré d'ouvrages, avec un reste de soupe maintenant tiède dans ma thermos.

Je notais qu'Axel s'était cachée tout au fond de la salle, entre deux rangées d'étagères, et parcourait un livre imagé pour enfants. Bien sûr, elle ne savait pas lire, encore. L'ouvrage était deux fois plus long qu'elle, et montrait chaque continent du monde avec de animaux, des fruits, des thèmes pouvant les illustrer. Elle était calme à souhait, et je lançais à ma princesse un regard fier et plein d'amour. Oh oui que j'étais fière !

Je relevais les yeux vers l'entrée. Il me semblait bien avoir entendu le bruit de la lourde porte. Mon premier client ! Ou usager. Ou... bref, vous voyez où je veux en venir. J'en étais secrètement toute émoustillée. Je jouais pendant quelques secondes à essayer de deviner de qui il pourrait s'agir. Peut-être un étudiant souhait faire une recherche, ou alors une ménagère en mal de poésie et de romance. Un passionné de Dickens. Je contournais les rangées des étagères pour rejoindre l'entrée et assurer l'accueil de cette personne.

"Bonjour." lançais-je avec le sourire, en espérant que mon enthousiasme ne paraitrait pas, aux yeux du jeune garçon, démesuré.

Il était jeune, et ne devait pas avoir, à vue de nez, plus de 20ans. Il avait le teint mat, qui contrastait élégamment avec ses yeux bleus, et les cheveux d'un blond si clair et perçant que je soupçonnais une coloration. Une mine à la fois enfantine et adulte. Cet Aidan Donnelly faisait partie de ces gens qui ne devaient pas se fondre dans la masse. Mon sourire s'élargit à sa remarque.

"Je vais vous accorder le bénéfice de l'innocence, dans ce cas. Je ne connais pas encore les noms de tous les habitants, et encore moins leur réputation." Je marquais une pause en l'observant. Il semblait un peu distant, sans un pet de sourire, mais rien de bien alertant. "Aidan Donnelly ? Ça sonne... bien peu américain. Irlandais, peut-être ?"

Je n'allais pas trop insister. Peut-être était-il pressé, ou pas d'humeur à faire la conversation, et je respectais cela. J'eus une pensée pour Maman, qui disait que j'avais un naturel apaisant, et réconfortant. A force, c'était moi qu'on appelait Maman, et pas qu'Axel, vous pouvez me croire. Je me mordis la lèvre en lui désignant le foutoir qui traînait sur mon poste de travail. Ça faisait mauvais genre, mais là, je n'avais pas franchement le choix.

"Si ça ne t'ennuie pas, je vais te demander d'utiliser l'autre poste, d'accord ? Et si tu as besoin d'aide pour tes recherches ou quoi que ce soit, surtout, n'hésite pas."

Mon premier usager ? Sûr que j'allais le bichonner, quand même. Même si, vu le nombre d'habitants, je risquais d'être habituée à voir les mêmes têtes. D'un côté, tant mieux. J'épargnais au jeune Aidan la règle de Monsieur-de-la-Municipalité quant aux sites pornographiques et néo-nazis. Il ne semblait pas vraiment d'humeur à plaisanter.

J'adressais un sourire franc et sincère au jeune homme, tentant de soutenir par le regard que ce n'était pas des paroles lancées au hasard, il pouvait compter sur moi en cas de besoin. Je n'avais pas remarquée la petite tête brune, curieuse comme pas permis, qui avait passé timidement la bouille à côté de la grande étagère qui lui servait de cachette pour observer qui venait d'arriver. Axel était trop timide pour venir fanfaronner comme ça devant le jeune homme, mais elle aimait beaucoup observer. Ce qu'elle fit, dans le plus grand des silences, alors que je me retournais à mon poste de travail.

J'offrais toute l'intimité qu'il souhaitait à Aidan, je n étais pas ce qu'on pouvait appeler une 'concierge'. Et surtout, du travail m'attendait. A vrai dire, je ne m'attendais pas à ce qu'il réclame mon aide de si tôt. Peut-être son bras plâtré lui posait-il quelques soucis. Je fis demi-tour en fronçant les sourcils. Ce poste, je l'avais moi-même utilisé ce matin pour en vérifier l'état.

"Tu es sûr ? Attends, laisse-moi voir."

Je me penchais par dessus lui, sans même remarquer qu'une de mes mèches se cassait la figure sur son épaule, alors que je secouais nerveusement la souris. Rien. L'avait-il éteint en essayant de l'allumer ? Non pas que je doutais de lui ou quoi que ce soit. Mais bon, pouvait-on réellement avoir confiance en ces technologies modernes ? Je pressais alors le gros bouton de l'unité centrale, précédemment actionné par le jeune homme, et l'écran nous dévoila son chargement. Soulagée j'étais. J'étais responsable autant des livres que des postes informatiques, et Monsieur-de-la-Municipalité m'avait déjà dans le collimateur. Je ne voulais pas avoir à lui dire qu'il était déjà arrivé malheur, dès le premier jour. Je me redressais en adressant au jeune garçon un large sourire.

"Et voilà ! Il devait simplement être en veille, tu as du l'éteindre en essayant de l'allumer."

Je restais tout de même à côté quelques secondes, le temps à la machine de s'éveiller pour m'assurer que tout fonctionnait correctement. Une fenêtre avec un nom d'utilisateur prédéfini et un rectangle à remplir destiné au mot de passe apparut.

"Il n'y a pas encore de pass, tu as juste à faire OK, et ça devrait marcher."

Je lui posais une main rassurante sur l'épaule, avant de m'en retourner à mon archivage massif. La petite espionne cachée plus loin s'était avancée près du jeune homme, tout en restant bien dissimulée. Elle n'avait pas encore été repérée.

Tout semblait bien se passer pour le jeune homme, je me remis donc à mon propre poste de travail, buvant avec un certain dégoût ma soupe qui, maintenant, était presque froide. Par réflexe, je me tournais en entendant remuer. Le petit monstre était sorti de sa cachette. Je lui adressais un sourire, qu'elle me rendit, avant de faire à nouveau face à l'écran. Je pouvais tout à fait travailler en les écoutant faire la conversation, ça n'était pas un problème.

Axel avait mis du temps à se décider de sortir. Il fallait être prudente, surtout quand maman ne pouvait pas regarder. C'est elle qui l'avait dit. Elle disait "Axel, fait attention ceci, fait attention cela." Le garçon n'avait pas l'air de mordre. Mais Miskitty, le chat de leur ancienne voisine non plus, n'avait pas l'air de mordre. Et pourtant, c'était sans douceur qu'il avait un jour planté ses crochets de dents dans la main de la petite. Depuis, elle avait retenu la leçon.

Le grand livre sur les continents n'était pas refermé, il traînait avec le reste des jouets dans la cachette d'Axel. Elle prit Doug avec elle pour se donner du courage. Et puis elle pourrait lui montrer. Si ça se trouve, il aurait envie de jouer. Maman, elle ne jouait pas beaucoup. Elle disait toujours qu'elle n'avait pas le temps.

Un pas. Puis deux. Tout doucement. Ça y est, il l'avait vu. Elle dandinait, toute timide, en cachant le chien en plastique, avant de lui tendre. Axel était prêteuse, après tout. Alors qu'ils entamèrent une conversation, la jeune demoiselle se sentit un peu plus en confiance. Elle lui présenta ainsi son fidèle compagnon, et lui donna son nom. Elle récupérait son jouet, puis se hissa sur la pointe de ses petits pieds pour le poser sur le bureau, à côté de l'ordinateur qu'utilisait le garçon, puis lui fit fasse à nouveau.

"Je sais pas. Maman, elle dit y a pas de la école ici. Elle dit elle a appelé la plusse proche, mais je sais pas pourquoi ils veulent pas encore tout à fait que j'y aille."

Son sourire enfantin s'élargit. Pas traumatisée pour deux sous de ne pas être à l'école, visiblement.

"C'est pas grave, j'ai le droit de rester ici et jouer mais juste il faut faire silence."

Elle mima le silence, l'index pointé en l'air contre sa bouche.

"Axel, tu n'embêtes pas le jeune homme, d'accord ?"

La petite fit ce qui ressemblait à une grimace d'excuse, toute penaude, avant de se tourner encore une fois vers Aidan.

"Pardon. Pourquoi tu parles bizarrement ? T'as un drôle d'asssent." Et puis, pourquoi toi aussi non plus t'es pas à l'école ?"

Difficile de débarquer du Canada à 4ans et demi et de tout comprendre, après tout. Mais elle voulait bien copiner avec Aidan. Il était marrant. Il avait la peau tout pâle comme les garçons blonds de chez elle. Et puis il ressemblait à l'un de ses amis de son ancienne école.

"Tu fais quoi sur la Game-Boy là ?"

Pourquoi ? Tu fais quoi ? Tu veux jouer avec moi ? Pauvre d'Aidan, le voilà piégé, maintenant.

Axel plaqua ses petites mains sur ses hanches, le visage déformé par une petite moue 'pas contente' et accessoirement, mignonne à souhait. Sonner bizarre ? Elle ? C'était la seule personne qu'elle avait rencontré qui avait ce drôle d'accent, alors pourquoi il ne s'en rendait pas compte ?


"Non, c'est pas vrai. Maman elle parle pareil. Et puis mamie et papi aussi. Et puis Julien et Sophie de l'école de chez-moi aussi, et même la maîtresse, et le monsieur qui vient me donner les lettres et ensuite que je vais les donner à Maman parce que j'ai l'droit et que je suis grande et tout..."

C'est dans ces genre de moments où vous finissez toujours par vous demander de quoi est-ce que vous étiez en train de parler, à l'origine. Axel ne savait pas ce que c'était, qu'un état. Pour elle, le Canada, c'était juste un gros tas de rues de maisons et de boutiques qu'elle connaissait, et un peu plus loin, y avait Grayson, avec des rues, des maisons et des boutiques qu'elle ne connaissait pas. Dans sa tête d'enfant, c'était juste un endroit, et un autre endroit un peu plus loin.

Elle appuya ses mains sur le rebord du bureau en se hissant à nouveau sur la pointe des pieds pour voir ledit ordinateur. Curieuse, je vous dit. A souhait. C'était de famille. Son oreille peu attentive d'enfant distraite écouta sans comprendre finalement ce qu'étaient vraiment des morroïdes. Elle imaginait ça comme des grosses fleurs, un peu comme des tournesols, qui poussaient dans les cheveux et qui faisaient mal. A cette remarque cependant, la mère de famille se racla la gorge genre "Je suis là, ne m'oublie pas, et sois gentil de ne pas raconter ce genre de trucs à ma louloute."

Le nouveau jeu d'Axel consista à compter le nombre de doigts qu'Aidan lui montrait. Elle était toute fièrement arrivée à 19, et c'était déjà beaucoup ! Il fallait faire attention, parce qu'elle ne savait plus compter après 57.


"T'es mignon Édan. Quand j'serai grande, on sera des amoureux ?"

Elle tendit grand les bras devant elle pour qu'il la prenne dans ses bras. Elle perdait pas d'temps, la p'tite. C'est surtout qu'elle en avait marre de se hisser sur ses petites jambes pour voir ce qu'il se passait du côté des grands. Et puis y avait Doug aussi là-haut.


"Maman elle a pas d'amoureux aussi. Alors toutes les deux, on cherche si on en voit des biens des fois. Moi j'en ai déjà 9 ! Et toi ?"

Je m'empourprais à l'autre bout de la salle. Dieu merci, ils n'avaient que mon dos à voir. J'avais complètement décroché de leur conversation à force. J'avais honte de l'avouer, mais comme toute mère d'enfant bavard, il m'arrivait de mettre mon cerveau en veille quand Axel me parlait et d'acquiescer à tout. Y a ce moment où vous déconnectez complètement d'une conversation et... POUF, y a ce pti détail qui vous reconnecte immédiatement, et de manière électrique.


"Ma puce ça suffit ! Qu'est ce qu'on a dit ?"

Je me relevais en faisant volte-face, bras croisé, une moue autoritaire, mais pas trop non plus.

"De faire silence et calme."

J'acquiesçai d'un petit sourire.


"Exactement !"

Pas franchement besoin de parler de ma vie sentimentale au premier venu. Bonjour la crédibilité de la nouvelle bibliothécaire après, merci !

Axel était toute heureuse, et s'amusait comme une petite folle. C'était quand même mieux qu'à l'école. Ou mieux que de jouer seule en silence dans la bibliothèque. Autant dire qu'elle avait déjà complètement oublié la dix millième recommandation de sa mère concernant le silence, qui n'arrivait plus à se concentrer, au passage.

Axel fronça les sourcils devant le papier plein de hiéroglyphes incompréhensibles, et tilta à chaque fois qu'elle voyait un A, un X, un E, et un L. Forcément. Elle regarda Aidan, puis la feuille. Puis Aidan, et de nouveau la feuille. Il lui avait mis dans les mains. Grave erreur. Elle ne se détacherait du papier que quand elle en aurait envie, comme avec Doug. Bien installée sur le genou du garçon, elle attendait patiemment, en se demandant ce qu'on pouvait écrire dans une vraie lettre d'amour. Puis elle leva un oeil curieux vers le jeune homme.

"Pourquoi tu dis ça ? Elle aime pas trop la salade, Maman."

A l'autre bout de la pièce, je poussais un long soupir plaintif, qui en disait long. C'est que j'essayais de me concentrer sur ma tâche, qui n'était déjà pas évidente, de plus, je ne voulais pas prendre de retard dès mon premier jour.

"J'espère bien ! Soyez gentils, tous les deux, du calme. C'est une bibliothèque, et j'essaye de me concentrer."

Toute penaude, la Axel. Elle se laissa glisser du genou d'Aidan, embarquant le jouet au passage, et avec sa moue triste, celle qui faisait fondre tout le monde et face à laquelle personne ne résistait, avança jusqu'à sa mère.

"PardonMamanJet'AimeBisous."

Elle tendit les bras pour un câlin d'excuse. Je fondis instantanément, en m'exécutant. Un bisou sur la joue, et je lui murmurai : "Maintenant, Maman veut entendre les mouches voler, d'accord ? Tu peux jouer devant avec nous si tu en as marre de lire, mais avec la bouche fermée, tu veux bien faire ça ?"

Axel acquiesça si fort et avec tellement d'énergie qu'on frôla de justesse le coup de tête, quand même. Je lui adressais un grand sourire avant de la reposer à terre, et posa ensuite mon regard sur le jeune homme. Un long silence s'instaura, je voulais qu'il accepte l'autorité minimale que j'imposais. Je n'étais pas une fonctionnaire chiante et pénible, mais je ne voulais pas non plus qu'on me marche sur les pieds. J'allais avoir à faire à tout un tas de personnes, et je me devais de m'imposer pour ne pas m'écraser.... Non, ça ne marchait pas. J'étais trop douce naïve. Tant pis, à moi de me faire une raison. J'adressais un faible mais sincère sourire au garçon, avant de faire volte-face pour reprendre mon ouvrage, en le laissant faire de même calmement. Axel était retournée dans sa cachette pour déménager le livre et ses jouets, et s'installer entre Aidan et moi.

Lorsque le bruit de fond que provoquait l'ordinateur cessa, je relevais le nez par réflexe. Non pas que le bruit soit gênant ou quoi que ce soit, non, mais on s'y habitue. A tel point que quand il s'arrête, c'est à ce moment là qu'on le remarque. Je portais mon regard sur le jeune homme. Un regard curieux, simplement. Ni agressif, ni contrarié. Pourtant, Aidan me rendis une bafouille d'excuse. Inconsciemment, je fus peinée. Mon côté hypersensible à l'Homme réagit. Je l'avais blessé, ou vexé. Probablement en le 'privant' égoïstement d'Axel. Je fus déçue. Pas par lui, mais de cela. Je ne le connaissais pas, mais j'étais tout de même affectée. Et mentalement, je me confondais en excuse. Je secouais la tête avec un très léger sourire.

"Ça ne fait rien."

Je me levais. Les machines pouvaient être capricieuses. Mais alors que j'allais l'orienter vers un livre, une source plus fiable qui aurait certainement pu l'aider dans ses recherches, Aidan semblait anticiper, et déclina avec précipitation ma future suggestion. Je le voyais plier bagage, et me sentit d'autant plus désolée. De toute évidence, ma mère se trompait, et je n'apaisais en rien le jeune homme désemparé. Axel, de par sa candeur de petite fille, semblait plus apte à le faire.

"Non, attends..."

Alors que je m'approchais, il reculait. Je vis l'action mais mes réflexes humains limités m'empêchèrent d'agir à temps. En le voyant marcher sur le chien de ma fille, le coin de ma lèvre se crispa en une grimace. Il était évident qu'Axel réagit. Mais le garçon n'avait pas à s'en faire. Elle pouvait être triste, ou s'en vouloir d'avoir laissé trainer ses jouets, mais lui en vouloir à lui, c'était inconcevable. J'y mettais ma main à couper.

Je me fis alors témoin de la scène, et ma Fierté pris le relais. Aidan présenta des excuses qui paraissaient plus que sincères, démesurée, face à l'acte même, et Axel s'empressa de le réconforter. Quatre ans et demi. Elle n'avait pas besoin de plus. Elle avait compris qu'il s'en voulait et fondit sur lui pour le réconforter, au lieu de pleurer son jouet comme n'importe quel enfant. Pourtant, je pouvais vous assurer qu'elle y tenait. Pas si matérielle que ça, la petite. Je fus moi-même secrètement touchée. Et d'autant plus fière.

Mais en le voyant ainsi crisper son facial, comme pour retenir une émotion forte, j'abandonnais mon rôle de témoin pour agir. Je m'approchais de lui avec empressement.

"Hey... Aidan, calme toi, c'est rien je t'assure... Viens, tu devrais t'asseoir."

On ne se connaissait pas, pourtant, il m'avait fait des confidences, peut-être sans s'en rendre compte. Des confidences qui ne m'avaient pas laissé indifférente, au passage. Des personnes qui pourraient s'inquiéter, une interdiction de sortir et... une maison saccagée. J'ignore ce qu'il se passait, ni à quel degré de gravité, mais il ne fallait pas avoir un diplôme de psychologue pour voir que le garçon n'était pas bien. Axel me prêta main forte en relâchant son étreinte pour aller lui tirer une chaise.
Je savais que ça n'était pas poli, mais je détaillais très attentivement son visage, concentrée. Je le trouvais pâle, mais n'osait tout de même pas toucher son front, respectant la barrière d'intimité sociale.

"Tu n'as pas l'air bien... Tu veux que j'appelle quelqu'un, que je prévienne tes parents ? Axel, chérie, va chercher la bouteille d'eau que Maman a mis au frais à côté s'il te plaît."

La petite dodelina de la tête pour acquiescer, et courut vers la toute petite salle réservée au personnel, comme s'il s'agissait de la mission la plus importante de la planète. Je profitais du fait que nous soyons seuls pour laisser mon côté mère protectrice prendre le dessus.

"Ça ne va pas, on dirait... Est ce que tu veux en parler ? Je ne te jugerai pas, tu sais."

Aidan se décida à prendre place sur la chaise. C'était mieux assis. Ses muscles pouvaient se détendre, il avait un appui, son organisme pouvait se concentrer sur autre chose que son équilibre, par exemple. L'idéal bien sûr, aurait été de s'allonger et de respirer lentement et fortement. Mais on était dans une bibliothèque, on faisait avec les moyens du bord. Je m'accroupis légèrement, pliant mes genoux pour être à peu près à sa hauteur, et dans un geste rassurant, posait ma main sur son bras. Encore une fois, toujours dans l'idée de ne pas le brusquer. Les mécano-récepteurs se situaient plutôt dans les mains, mais la lui prendre aurait peut-être été dérangeant. Je voulais l'aider à calmer ses angoisses, pas l'agresser ou le mettre mal à l'aise. J'affichais une mine sereine, et un sourire apaisant, naturel. Mes capacités d'humaine ne me permettaient pas d'en faire plus, mais je pense que c'était un bon début.

"Hey. Il y a des choses que l'on ne peut pas porter seul, et ce n'est pas quelque chose dont il faut avoir honte. Ça ne remet pas en cause ta virilité ou ta capacité à encaisser. Nous sommes 6,788 milliards d'être vivants, je suis certaine que tu en trouveras bien un ou deux près à t'aider et à te soutenir. Aidan, tu es jeune. Personne ne te demande de porter le poids du monde sur tes épaules. Tu n'as pas à t'excuser de partager tes problèmes, tu m'entends ? Jamais de la vie. Personne ne te repoussent. Ce qui le feront ont ceux qui n'auront pas la capacité de t'aider à te porter. Tu comprends ce que je veux dire ? J'ignore ce qui se passe dans ta vie, mais j'imagine que c'est grave. Alors te 'plaindre' comme tu dis, c'est la dernière chose dont tu devrais t'excuser."

Je lui souris un peu plus en lui frottant le bras valide. Petit bonhomme. Il avait l'air d'avoir une sacrée histoire, c'était sûr. J'avais envie de le prendre dans mes bras et de le serrer, jusqu'à le calmer, comme avec Axel.

"Si tu n'as pas envie de parler, ne parle pas. Ne te force pas, je veux dire. Plus tu vas sourire pour apaiser ton entourage, plus il va s'inquiéter, moins tu t'en sortiras. Et si tu as envie de te laisser aller, de te confier, maintenant, demain, dans un mois, je suis là. Je suis neutre à ta vie, alors je pense que je pourrais t'aider."

Peut-être que mon passé n'était pas aussi dur que le sien, je ne sais pas. Je sais que j'ai vécu des choses difficiles, et je sais que je n'étais pas la seule sur terre. Je m'en fiche, je veux dire. On est pas là pour comparer nos malheurs, les graduer sur une échelle. Personne ne mérite plus qu'une autre d'être triste à tel ou tel degré.
L'humain n'est pas sauvage, il est fait pour vivre en société, Rousseau l'avait suffisamment démontré. Nous étions fait pour nous entraider, et faire ce que chaque être vivant cherchait à accomplir dans ce bas-monde. Survivre. Survivre dans les meilleurs conditions possibles.

"Appelle-moi Tara."

Je soupirais légèrement, c'était à peine perceptible. C'était peine perdue, le garçon semblait fermé à tout propos ou marque d'affection. Je me montrais compréhensive et accepta d'être gentiment repoussée, en le libérant de mon bras. Tout ce que j'espérais, c'est qu'il ait entendu ma proposition, qu'il sache qu'il pouvait venir se confier à tout moment. Et aussi qu'il ne soit pas gêné à l'idée de revenir à la bibliothèque tout simplement.

Suite à cela, je ressentais vraiment le besoin de faire une pause. Je m'autorisais une absence de quelques secondes pour me demander si j'avais bien mon paquet de cigarettes dans mon sac, ou si je ne l'avais pas oublié chez moi, dans la précipitation. En tâtant ma poche arrière, je sentais mon briquet, c'était un signe encourageant. Aidan avait besoin de sortir. Moi aussi, mais compte-tenu de mon échec, j'allais attendre qu'il s'éloigne. Sûrement que Axel avait également envie d'aller gambader un peu à l'extérieur.

"D'accord..." répondis-je simplement, en m'écartant pour de bon.

La petite revint fièrement avec la bouteille d'eau, que je tendis au garçon. Sûr que ça lui ferait du bien, ne serait-ce que si, sait-on jamais, il s'alimentait mal, voire pas du tout, depuis qu'il n'était pas bien. Axel prit le relais de la conversation. Mais cette fois, voilà qui semblait mettre Aidan mal à l'aise. Lorsqu'il désigna le plafond pour répondre à la question de ma fille concernant sa mère je compris. Sans faire aucun commentaire, bien sûr.

"Axel, arrête de l'embêter avec tes questions, d'accord ? Fais-lui un câlin, et range tes jouets s'il te plaît."


Avant qu'elle-même finisse par marcher dessus par accident. Je reportais mon regard sombre sur le garçon, et esquissa un pauvre sourire, qui maintenant, n'avait plus de forme.

"Rentre bien, Aidan Donnelly. J'espère te revoir à l'occasion."




(Désolée c'est archi court. j'ai vraiment seché, quetion inpiration pour le coup >.< Fin ?)