« One ! step ! beyooond ! » chantonna Aidan en rythme, essayant de ne pas trop faire porter sa voix pour ne réveiller personne

Il doutait que ses frères ou qui que ce soit d’autre d’ailleurs n’apprécie d’être réveiller par les paroles peu recherchées du groupe Madness. Certes, le son était bon, mais les autres n’auraient droit qu’à sa voix, la musique hurlant dans ses oreilles étant en sourdine pour le reste du monde.
Enfin c’n’était pas complètement vrai puisqu’en plus d’avoir le privilège de l’entendre chanter, ils pouvaient également tous l’admirer se trémousser lamentablement au beau milieu du jardin, sauter d’un pied à l’autre en agitant ses bras pour s’accompagner. Il avait appelé ce jeu : le jeu des quatre secondes. Un titre nul pour un concept tout aussi stupide qui lui était venu un soir où il était ivre. Il consistait tout bêtement à ne plus poser les deux pieds sur le sol en même temps pendant plus de quatre secondes, sous peine d’être éliminé. Il fallait y jouer avec un coup dans le nez, mais Aidan s’était dit que son état de fatigue avancé ferait l’affaire.
Après tout, il voyait trouble, avait la tête qui tournait et de temps à autre, ses jambes le lâchait. Tous les symptômes y étaient et il ne lui manquait en fait qu’un adversaire.

Alors qu’il était en train d’effectuer une série de claquettes rendues silencieuses à cause du terrain, une main se posa soudain sur son épaule. Faisant volte face, le cœur battant, Aidan se retrouva face à Allie. Le jeune homme porta une main à son cœur un instant, laissant échapper un juron à peine audible. Le souffle court, il lui fallut quelques instants pour calmer les battements affolés de son cœur déjà malmené par ses exercices.
Agacé d’avoir été ainsi surpris, le petit blond ôté son casque pour le laisser pendre à son cou, fixant la jeune femme d’un air un rien boudeur. Comme il s’y était attendu, elle le questionna sur les raisons de sa présence dans le jardin à six heures du matin à peine, et il haussa simplement une épaule. À quoi bon répondre ? Elle se doutait de toute manière e la réponse, c’était la même rengaine depuis des mois maintenant. Quant à la seconde partie de sa question, elle était presque risible. Bien sûr que ça n’allait pas. Pourquoi diable est-ce qu’il irait bien ? Allait-elle bien elle ? Non, alors bon…
Alors qu’il allait lui retourner la question sur sa présence à elle qui était pour le moins inhabituelle, la métisse enchaina. Et il aurait préféré qu’elle n’en fasse rien…

« Waw… T’aurai au moins pu m’apporter un p’tit déjà avant de me lancer sur le sujet » plaisanta-t-il sans joie avant d’éteindre son Ipod pour ne pas se laisser distraire

C’n’était pas vraiment le moment de laisser vagabonder son esprit et la musique avait tendance à l’empêcher de se concentrer. Poussant un soupir, il détourna son regard et enroula nerveusement le fil de ses écouteurs pour les ranger.

« J’sais pas, Allie. Moi ça m’a jamais fait mal. Ça…ça m’arrive pas en pleine journée »

Voilà. C’était dit. En quelques petites phrases à peine, le plus naturellement du monde, il venait de révéler le grand mystère. De cracher le morceau sur l’épineux sujet AIDAN. Il voyait des choses. À la réflexion, une petite musique d’ambiance n’aurait finalement pas été de trop pour parfaire ce grand moment…

Les yeux d’Aidan s’écarquillèrent sous la surprise lorsqu’Allie le serra soudain brièvement contre elle. Il allait lui signaler qu’il ne pouvait plus respirer lorsqu’elle le relâcha enfin, le visage tourmenté.
Pour sa part, il n’arrivait pas vraiment à réaliser. Tout lui paraissait trop simple. Il n’avait eu qu’à ouvrir la bouche pour tout reprenne sa place, pour qu’Allie obtienne les réponses à ses questions. Il ne se sentait pas soulagé d’un poids, il se sentait juste… et bien il se sentait juste. Il existait, point barre. Pas de chagrin, pas de colère, pas même de fatigue. Il était juste Aidan, petite chose de dix-neuf ans face à sa belle-sœur.
Devait-il s’en inquiéter ? Il s’inquiétait pour bien assez de chose comme ça, c’était sûrement un coup de cette bonne vieille fatigue. N’empêche que c’était dérangeant que le moment qu’il avait tant redouté une fois passé, il ne ressente rien de particulier ; que sa vie ne se retrouve pas chamboulée subitement. A quoi s’était-il attendu ? A cracher des boules de feu ? Une licorne peut-être… La résurrection de ses parents ? Comme s’il avait s’agit d’un genre de formule magique qui les libèreraient d’un mauvais sort jeté par une affreuse sorcière. La bonne blague.

Aidan haussa négligemment une épaule face aux questions d’Allie, avant de pousser un soupir et de passer sa main dans ses cheveux. Il marqua une pause avant de reprendre la parole d’un ton morne.

« J’sais pas bien » avoua-t-il en se mettant à faire quelques pas au hasard, juste histoire de bouger et d’éviter de croiser le regard un peu trop insistant de la métisse « C’que j’sais, c’est que j’ai rien vu sur ce pont. Rien du tout »

Il se garda bien d’ajouter qu’il s’y était pourtant attendu. C’était pour cette raison qu’il avait refusé de s’y aventurer à leur arrivée. Pour ne pas avoir à subir ce que sa belle-sœur avait subit. Il s’en était senti coupable un moment d’ailleurs… Peut-être que si ça lui était arrivé à lui, s’il avait vu ces choses, elle n’aurait pas eu à les endurer à sa place.
Mais aujourd’hui, ces questions ne le travaillaient plus et il se contentait de les refouler au grille, de les ignorer.

« J’les ai pas vu dans une voiture. À aucun moment. Mais… ça ne veut rien dire. C’est pas une science exacte » soupira-t-il en tournant le dos à la jeune femme « Enfin c’est pt’être même pas une science, pour c’que j’en sais… Mes rêves ne collent pas avec l’histoire des villageois, ça j’en suis sûr. Mais est-ce que…est-ce que ma version est la bonne ? J’parierai pas là-dessus non plus. Et de toute façon, c’est pas clair, j’me souviens jamais vraiment de ce dont je rêve » s’empressa-t-il d’ajouter

La dernière chose qu’il voulait, c’était qu’elle lui pose des questions là-dessus. Le pont : d’accord. La mort de ses parents : hors de question. Aidan chassa ces pensées et enchaina.

« En tout cas, j’suis content qu’vous alliez bien toi et les jum… » commença-t-il avant de se figer et de faire volte face « Les jumeaux !? T’as dis les jumeaux ou…ou j’ai rêvé !? » s’exclama-t-il, sous le choc

Le jeune homme tiqua d’agacement et se détourna de sa belle-sœur, passablement frustré par ses réponses. Pourquoi fallait-elle qu’elle aborde le sujet ? Si l’ancien « lui » lui manquait tellement, pourquoi s’évertuait-elle à aborder ce genre de sujet délicat. Pourquoi ne pas parler musique ou chiffon. Des sujets anodins, sans aucunes connotations négatives.
Quand l’ancien « lui » lui manquait, Aidan s’installait comme maintenant dans le fond du jardin pour chanter et danser n’importe comment jusqu’à l’épuisement (qui arrivait très vite), avant de se laisser tomber dans l’herbe pour compter les étoiles et faire semblant de connaitre leurs noms, ou d’identifier les formes qu’il voyait dans les nuages. Il faisait des choses simples, fun, reposante. Il ne se mettait pas face à un miroir pour tenter de se psychanalyser et poser tout un tas de questions chiantes !
On le disait nombriliste et il était d’accord avec ce concept ; mais bon Dieu, ils étaient tous complètement naze ! Il leur fallait leurs réponses, à tout prit. Eux aussi se lamentaient, eux aussi était égoïste et ne pensait qu’à le presser pour qu’il se vide de tout son jus.
Et bien qu’ils aillent se faire foutre tous autant qu’ils étaient.
Il parlerait quand il en aurait envie, et là ce n’était pas le moment.

« Ouais, ouais, on a parlé. On a parlé de toi et du débarquement de 45 aussi » marmonna-t-il en remettant son Ipod en marche avant de déplier le câble de ses écouteurs « Et puis on a parlé de la fonte des neiges et des églises qui brûlent dans le Minnesota ! On a aussi parlé de la série Médium, tu connais ? Méfie-toi, ce brave Isaac fantasme sur Arquette et sa gentille petite famille parfaite ! On a parlé de tout un tas de trucs et t’en sauras pas plus ! » ajouta Aidan dans un sourire faux « Mais si tu veux vraiment touuut savoir sur tout ! T’as qu’à aller lui en causer. C’est lui ton fiancé, pas moi ! »

Aidan poussa un lourd soupir. Une fois encore, il agissait comme un parfait imbécile, méchant et injuste. Allie ne méritait pas d’être traitée comme ça. Elle ne lui avait jamais rien fait, avait toujours été plus que réglo avec lui…

« Bon, j’m’excuse, ok ? Mais j’ai vraiment, vraiment pas envie de parler de ça, d’accord ? Je sais qu’pour toi c’est dur, c’est nouveau et…et c’est flippant. Mais pas tout de suite, pitié. J’viens de passer une nuit de merde et même si je sais que j’suis un gros connard, j’voudrai que tu laisses courir encore un peu » ajouta-t-il en plaçant son casque sur ses oreilles « Et puis au fond… tu sais très bien ce qui t’arrives, pas vrai ? T’as pas vraiment besoin de moi »

Comme c’était lâche. Il était odieux, absolument odieux !

« Trisha devrait pas trop tarder à débarquer avec Petey pour nous dire au revoir » enchaina-t-il simplement

Et pour conclure cet échange lamentable, Aidan se détourna pour ne pas avoir à supporter le regard déçu/coléreux/attristé de sa belle-sœur, poussant le volume de son Ipod à son maximum pour ne plus avoir à l’entendre non plus...

Le souffle court, Aidan fixa longuement Allie sans rien trouver à répliquer. Pourquoi est-ce que personne ne comprenait ? Pourquoi est-ce qu’ils s’escrimaient tous à lui sauter dessus et à lui poser mille questions alors qu’il voulait être au calme ? Pourquoi est-ce qu’aucun d’eux ne pouvait comprendre qu’il veuille se libérer l’esprit de tout ça et ne pas avoir à y penser CONSTAMMENT !?
Parce qu’il ne le disait pas.
Au lieu de s’exprimer calmement, il fallait qu’il les envois tous chier, incapable qu’il était de contrôler ses tous petits nerfs à vif. Et comme ils étaient tous dans la même situation, confrontés aux mêmes problèmes, la situation dégénérait rapidement. Il n’y avait qu’avec Allie qu’il arrivait encore à garder pied et son calme… mais cette époque était vraisemblablement révolue.
Elle l’agaçait. La voir pleurer l’énerver et lui renvoyait une trop piètre image de lui pour qu’il puisse la tolérer. Aidan lui en voulait pour ça aussi. Il ne voulait pas s’énerver sur elle mais elle l’y obligeait avec ses questions et ses remarques incessantes !
Il lui expliquerait ! Il lui avait dit qu’il le ferait et il tiendrait parole, mais pas maintenant, là, tout de suite ! Il n’était pas à leur disposition, merde ! Il n’était pas leur encyclopédie sur le surnaturel, pourquoi se tournaient-ils tous vers lui ? Ne voyaient-il pas qu’il tentait de fuir ? Ils étaient tous aussi affreusement chiants que lui, voilà.

« C’est ça ! » répondit-il finalement, frustré de ne pas trouver quelque chose de plus cinglant à lui répondre

Non en vérité, il aurait voulu que tout redevienne comme avant. Pouvoir lui sortir une blague stupide et la prendre dans ses bras. Lui faire oublier tout ça et redevenir le Aidan qui lui manquait… qui leur manquait à tous.

« C’est tout ce que j’attends d’vous ! Que vous me foutiez la paix et me tourniez le dos ! Il t’en aura fallu du temps pour comprendre ! » s’emporta-t-il avant de s’éloigner de quelques pas pour finalement revenir vers elle, le visage rougi par la colère « Tu sais c’que j’voudrai vraiment ? Que vous vous cassiez tous !! Pourquoi tu retournes pas à Cleveland avec Isaac, hein ? Qu’est-ce que tu cherches à prouver !? Pourquoi tu restes ici avec nous !? Avec moi qui suis en train de m’transformer en c’connard de psychopathe de Jack dans l’Shining, hein !? » cracha-t-il en écartant les bras d’un air défiant « T’es enceinte, merde ! Qu’est-ce que tu fous à Grayson !? T’as pas encore COMPRIS que c’est pas une ville pour toi, pour tes gosses ? Qu’c’est une ville pour PERSONNE !? C’est pas tes parents qui sont morts, Allie ! OK !? C’est les miens ! Ceux d’Isaac ! Alors pourquoi tu persistes à rester alors qu’on te hurle tous de partir !? T’attends QUOI ? Que j’te défonce le crâne à coups de pioche ? Que Nathaniel vienne te pousser du pont ? Qu’on vienne te trucider dans la nuit ? C’est ça qu’tu cherches !?? Parce que c’est c’qui va s’passer si tu restes là, putain ! » cria-t-il, fou de rage, incapable de se taire « C’est pas un jeu, Allie ! C’est la putain de réalité et elle CRAINT !! Ils reculeront devant rien, au cas où vous l’auriez pas encore compris ! Ils ont AUCUNE limite ! ils en auront rien à foutre que tu sois enceinte ou pas ! Qu’tu sois une gonzesse ou non ! Ils tuent sans distinction et sans pitié ! Bordel ça t’a pas déjà suffit ? T’en a pas déjà assez vu ? Qu’est-ce que t’attends, merde ? Qu’est-ce que t’attends d’moi !? »

Sa gorge nouée se sera, et sa voix se brisa sur ces derniers mots tandis qu’à nouveau, les larmes lui montaient aux yeux. Les fermant un instant, grimaçant de colère, il laissa échapper un long grognement de frustration.

« Fais chier ! » ragea-t-il en se détournant à nouveau « J’en ai rien à foutre, faite c’que vous voulez, j’suis fatigué d’vos conneries » ajouta le jeune homme en s’éloignant de quelques pas, espérant qu’Allie en resterait là pour ce matin