Son regard rieur plongé dans celui de Gordon, Nathaniel attrapa l’assiette garnie que lui apportait le gérant. Pour la première fois depuis de longs mois maintenant, il s’était accordé un détour par le restaurant de Grayson. En règle générale, puisque le shérif y prenait ses repas et qu’ils se détestaient cordialement, le garagiste évitait de s’y rendre pour ne pas se sentir obligé de lancer les hostilités. Chaque fois qu’il le faisait, cet idiot de Declan s’empressait d’aller tout répété à son idiote de sœur qui se trouvait être son épouse. Lucy lui faisait alors la moral durant des heures et c’était tout simplement insupportable.
Mais aujourd’hui, il se sentait de bonne humeur et avait envie d’un plat cuisiné par quelqu’un d’autre que sa bonne femme. Une petite pause dans son alimentation à base de mort au rat ne pouvait pas lui faire de mal après tout…

Nathaniel déposa son plat devant lui, observant la viande saignante qui reposait dans son bain de sang chaud ô combien appétissant. Il attrapa une de ses frites entre ses longs doigts fins et osseux pour la tremper dans le liquide brun/rouge puis la porte à ses lèvres. Il mordit dedans avec délectation et ferma les yeux, savourant le goût salé qui emplit sa bouche.

« Gordon, mon ami, tu es un magicien »

L’intéressé partit d’un rire sonore avant de s’appuyer au dossier de la chaise face à lui. Il était l’une des rares personnes en ville à oser lui faire la conversation et à s’intéresser un peu à lui. Nathaniel le détestait bien évidemment.

« Ça faisait longtemps qu’on t’avais plus vu par ici, Redd. Ta bonne femme te les tiens hein ? »
« Lucy préfère me voir dîner à sa table, en effet » sourit Nathaniel en dépliant sa serviette en papier pour l’étaler sur ses genoux « Elle cuisine excellemment bien mais un bon steak ne peut pas faire de mal ! »
« Ouais, c’est c’que mon père disait toujours » grinça son interlocuteur avant de retrouver son sérieux et d’enchainer sur le ton de la confidence « Dis-moi, t’as des nouvelles au sujet d’l’enquête ? Tu sais qui a fait ça ? »
« Qu’est-ce qui t’fais croire que j’en sais quelque chose ? » demanda le trentenaire en enfournant une nouvelle frite trempée dans le sang de son steak
« Bah vu qu’t’as épousé la sœur du shérif, j’me disais… enfin tu vois. N’empêche que ça n’arrange pas nos affaires tout ça. J’les imaginais partis à la fin de la semaine ces quatre ploucs… Ils m’ont fait perdre quelques billets ! »
« Ah ! J’te reconnais bien là, vieux filou » sourit Nathaniel en saisissant ses couverts pour entamer sa viande

Un silence passa durant lequel le garagiste s’empiffra voracement, faisant mine de ne plus voir le cuisinier et gérant face à lui. Il resala son plat, bu quelques gorgées de son soda, mangea quelques frites et englouti la moiti de sa viande. Finalement, avec calme, dans des gestes élégants, il tamponna ses lèvres, déposa sa serviette près de son assiette et se lança.

« Crache le morceau mon gros, j’aimerai finir mon repas sans avoir à fixer ta gueule suintante au dessus de mon plat »

Gordon ne se vexa pas. Il connaissait très bien Nathaniel pour avoir grandit avec lui et fréquenter les mêmes classes. Le garagiste l’avait cela dit très vite dépassé, ce qui n’était pas un exploit en soi, Gordon étant loin d’être une flèche malgré l’air important qu’il se donnait.

« J’ai embauchée une nouvelle fille »
« Qui ça ? »
« Tu la connais pas… » répondit Gordon en passant nerveusement sa main dans ses cheveux
« Je pense pourtant connaitre l’intégralité de nos… »
« Elle est nouvelle en fait. Enfin nouvelle… c’est la petite fille de c’vieux barge de Christensen qui bossait à la bibliothèque »
« Je sais pertinemment qui était Christensen » articula Nathaniel entre ses mâchoires crispées par la colère

Qu’est-ce que c’était encore que cette histoire ? Comme s’il n’avait pas suffisamment de problème comme ça. Grayson s’était-elle transformée en aimant à connards ces derniers temps sans qu’il en soit informé ? D’abord les frères fouineur, puis l’écrivaine en manque d’inspiration et maintenant, la petite fille du bibliothécaire trop curieux. Les choses allaient de mal en pis. Nathaniel avait l’impression qu’ils perdaient le contrôle de leur propre village et ça n’était pas pour lui plaire. Et à lui non plus ça ne lui plaisait certainement pas…
Il allait falloir qu’il trouve un moyen de les faire partir tous autant qu’ils étaient. Un ou deux nouveaux arrivant tous les trois ans, c’était déjà trop pour lui, mais sept en l’espace d’un mois, c’était carrément du délire !

« Je voulais savoir si c’était ok pour toi. Elle a une gosse en bas âge avec elle, un petit bout adorable, j’l’ai aperçue. Alex ou un truc du genre. Enfin elle a du mal à joindre les deux bouts alors… »
« Alors tu as décidé de jouer les bon samaritains. Laisse-moi deviner, elle est jolie et vit seule »
« C’est pas c’que tu crois, Nath »
« C’est exactement c’que j’crois » trancha sèchement le trentenaire
« Je me suis dis que ce serait un bon moyen d’avoir un œil sur elle, tu vois. Elle a vraiment pas l’air d’être venu chercher les ennuis, elle a hérité de la maison de son grand-père et est venue s’installer pour changer d’air ou un truc du genre. Tu devrais lui laisser sa chance »
« Ce n’est pas comme si j’avais le choix, pas vrai ? » sourit faussement Nath « Elle travaille aujourd’hui ? »
« Ouais, elle a pris sa pause là mais elle devrait revenir dans deux minutes »
« Bien. Elle va s’occuper de moi ce midi alors » décida-t-il avant de planter sa fourchette dans la chair saignante de son assiette
« Ok, je vais la prévenir »
« Fais donc ça… »

Gordon se redressa puis retourna se mettre derrière ses fourneaux, arborant un air soulagé particulièrement agaçant. Nathaniel savait exactement ce que ce gros porc était en train de se dire : ça aurait pu être pire. Oh oui, ça aurait pu être pire, saleté de pervers dégueulasse. S’il s’était écouté, le grand brun lui aurait probablement enfoncé sa fourchette dans la peau du cou pour lui faire comprendre qui prenait les décisions ici. Et ce n’était certainement pas ce débile de cuisinier…

Une fois encore, Nathaniel tamponna ses lèvres avec le plus grand soin, avant de déposer sa serviette en papier sur le coin de la table. Il prit le temps de passer sa langue sur ses dents blanches et de faire jouer les articulations de ses mains avant de daigner relever ses yeux verts en direction de la serveuse. Il aimait le pouvoir que lui donnait ce genre d’attitude sur les autres, ce sentiment de malaise qui naissait chez ses interlocuteurs durant le temps qu’il mettait à leur accorder son attention.
Ils suintaient la peur, tous autant qu’ils étaient. Ils en arrivaient tous là un jour ou l’autre, même son attardé de paternel avait connu ce sentiment d’infériorité face à lui. Un des plus beaux moments de sa vie…

Le trentenaire adopta son plus charmant sourire et le servit à l’employée du Leo’s Deli. Il avait fait naitre de l’appréhension chez elle et allait maintenant agir en parfait gentleman, histoire de l’embrouiller un peu et de la faire douter d’elle-même. Il adorait jouer avec les étrangers. Les Donnelly mis à part bien évidemment, eux, ils n’étaient pas de simples étrangers susceptibles de rester vivre ici. Ils étaient une menace à éliminer, des maudits cafards qui s’écrasaient sous ses semelles uniquement pour le feinter. Le genre d’ordures increvables dont il faut absolument se méfier.

« J’ai terminé oui » récita-t-il d’un ton enchanteur

Il arbora ensuite un air faussement surpris, ouvrant la bouche avant de la refermer puis de l’ouvrir de nouveau pour prendre cette fois la parole.

« Je ne vous ai jamais vue par ici, je m'trompe ? » fit-il remarquer, plissant les yeux pendant qu’il s’autorisait quelques instants pour la fixer

Nathaniel comprenait pourquoi ce gros porc de Gordon l’avait engagée. La brune était tout ce qu’il y a de plus charmante. Elle dégageait quelque chose d’assez fort mais son regard brillant trahisse une certaine fragilité. Son teint était pâle, ses traits fins et harmonieux. Deux petites fossettes venait casser l’image de femme sérieuse et instruite qu’affichait son visage et laissait penser qu’elle savait se montrer espiègle. Bref, une femme tout à fait attirante.
Ce bon vieux Gordon attendait déjà sûrement le jour où elle viendrait pleurer sur son épaule en lui parlant de la dureté de sa vie pour mettre se grosse main poilue sur son épaule et peut-être oser la faire descendre un peu plus bas…

« Je m’appelle Nathaniel Redd » se présenta-t-il en tendant sa main dans sa direction, un large sourire fendant son visage « Mais tout le monde m'appelle Nath. Je travail au garage un peu plus bas. Vous venez d'arriver à Grayson ? »

Nathaniel tiqua d’agacement. Cette petite salope était décidément aussi curieuse que son foutu grand-père et ne comprenait rien à rien ! i lavait pourtant été clair : il était devenu cinglé et avait finir par mourir dans sa chiasse à l’étage de la bibliothèque où elle avait décidé de travailler. N’importe qui de censé n’aurait pas eu besoin d’entendre tout ça pour embarquer sa gosse et déguerpir au plus vite de là. Tara, elle, voulait se renseigner auprès de la municipalité pour avoir accès à la réserve et fouiner un peu plus. Elle se trouvait des excuses mais le garagiste n’état pas dupe, il savait.
Il savait que ce vieux fou lui avait parlé de quelque chose. Évidemment, il était proche de sa famille et, même si dans les derniers temps il avait été distant, il avait forcément évoqué quelque chose. C’était pour ça qu’elle était là… pour mettre son nez dans leurs affaires. Il ne la laisserait pas faire cela dit.

Son visage ne trahi pourtant aucune émotion et il continua de fixer la mère de famille avec un air ennuyé, comme si évoqué tous ces souvenirs était pénible pour lui. A un certain degré évidemment, ça l’était puisque cette conversation l’agaçait prodigieusement et que tous ces visiteurs commençaient à sérieusement le courir, mais ce n’était bien sûr pas ce qu’il souhaitait exprimer.

« Mademoiselle Chistensen,… vous n’avez pas l’air de comprendre » reprit-il en avalant une petite gorgée de son café « Votre grand-père ne travaillait sur rien du tout. Il se cachait… Lorsqu’on l’a retrouvé, il était enfermé dans sa réserve, entouré de documents griffonnés à la hâte et de boîtes de converses qu’il n’avait même jamais ouvertes. Il…il n’était pas sortit de cette pièce dépourvue de sanitaire depuis des jours, rendez-vous compte. Il nous a fallut des semaines pour faire partir l’odeur. Nous avons du changer les rideaux, le tapis, repeindre les murs. Il les avait couverts d’inscription étranges » expliqua-t-il en essayant de se montrer le plus convainquant possible « Je suis désolé, Tara, mais nous n’avons rien gardé de ses délires. Nous ne voulions pas que ses proches découvrent tout ça et qu’on se souvienne de lui comme le vieil homme qui s’est laissé mourir dans une pièce sombre après avoir perdu la raison... Nous voulions vous éviter ça mais, pardonnez-moi si je me trompe, vous me semblez être une femme forte et je pense que vous aviez besoin d’entendre ça »

Il marqua une pause et se cala dans le fond de sa chaise qui grinça sinistrement. Il attrapa sa tasse et la porta à ses lèvres les y tremper à nouveau, ne quittant pas son interlocutrice des yeux.

« Cela dit, si vous tenez tout de même à visiter la réserve, et bien soit. Mais je vous le déconseille fortement… Je suis le genre de personne à penser que les évènements marquants de ce genre laissent des traces dans les murs, qu’ils ont une sorte de mémoire… A ce propos, j’ai entendu dire au moment de la lecture de son testament que vous aviez hérité de notre bibliothèque et de sa maison. C’est exact ? » ajouta-t-il sur un ton badin qui contrastait avec le restant de leur discussion, avant d’écarquiller les yeux pour arborer un air choqué « Oh, seigneur ! Je viens de réaliser… j’espère ne pas vous avoir fait peur avec cette histoire ! Je veux dire, vous venez d’hériter du bâtiment dans lequel votre aïeul est décédé de manière plutôt… violente, dirais-je. Rah vraiment, je suis d’une maladresse impardonnable ! »

Et pour souligner cette réplique, Nathaniel attrapa son cookie et mordit dedans à pleine bouche.

Tara l’ignorait encore mais elle venait tout juste de lui déclarer la guerre et de signer son arrêt de mort. Il avait été gentil avec elle, avait décidé en son âme et conscience de lui donner une chance, de lui prouver qu’elle n’était pas une fouineuse invétérée dont il devrait se débarrasser. Il lui avait envoyé des signaux très clairs, avait imaginé son récit de manière à la décourager, mais elle n’avait rien compris. Ces citadins étaient décidément tous des abrutis finis ! Des abrutis finis qui ne savaient pas rester à leur place et venaient étaler leur science dans leur campagne, tentait de leur montrer quelle était la meilleure façon de vivre. Et il ne comprenait jamais…
Aucun d’eux ne comprenaient que ce qu’il faisait, il le faisait pour le bien de sa ville, de ses voisins. Parce qu’il l’aimait sa Grayson… Oh oui, il l’aimait. Et ces enfoirés de petits merdeux venaient tout salir, ils mettaient des mots grotesques et dramatiques sur leurs habitudes. Pour qui se prenaient-ils ces putains d’colonisateurs !?

Nathaniel continua pourtant d’afficher un air impassible, souriant même lorsque son interlocutrice le salua. Petite pute condescendante. Voilà ce qu’il aurait aimé lui dire avant de lui jeter son café brûlant à la figure et de lui enfoncer sa fourchette dans les yeux… Elle voulait voir ce qui se tramait en ville ? Parfait, il allait la servir, exactement comme elle venait de le faire.
Il allait prendre son temps évidemment, c’était une de ses plus grandes qualités… la patience.
Elle allait entrer dans la réserve de ce vieux fou, mais il n’était pas certain qu’elle en ressorte.

« Je suis désolé que vous le preniez comme ça, mademoiselle. Vous offensez était la dernière de mes intentions mais je vous comprends. Comme je vous l’ai dit, j’estimais beaucoup votre grand-père et salir sa mémoire n’était pas dans mes intentions. Je voulais juste être honnête avec vous, après tout, ce sont des choses qui se font entre voisins, non ? » minauda-t-il « J’espère que vous et votre petite princesse vous plairez ici… Je suis certain que dans très peu de temps, vous vous plairez tellement ici que l’idée de partir vous sera tout bonnement insupportable… Essayez Grayson, c’est l’adopter » conclut-il dans un clin d’œil, avant de mordre une fois encore dans son dessert chocolaté

Oh oui… Si elle s’attardait trop à son goût, il s’assurerait qu’elle ne soit plus capable de quitter la ville… Mais ce ne sera certainement pas parce qu’elle aura adoptée la ville, non… Ce sera même exactement le contraire… C'était Grayson qui allait l'adopter en son sein et la mettrait bien au chaud sous terre.

« Une bonne journée, Miss Christensen… » sourit-il alors qu’elle se détournait, n’ayant pas le loisir d’observer la lueur malsaine qui venait de s’allumer dans le fond de ses yeux verts…