Sa main chaude glissée dans celle de sa petite amie qui paraissait sautiller plutôt que marcher à ses côtés, Aidan se laissait entrainer dans les rues de Grayson. Les deux jeunes s’étaient équipés de lampes de poche avant de sortir par la porte de derrière comme des voleurs. Julie avait gloussé tout le long de leur opération commando (baptisée Opération Tango Tango Charlie Couche Avec Sammy, ou OTTCAS… par la jeune femme).
Habituellement, c’était lui qui trouvait des noms stupides à leurs soirées, pour la faire ronronner de plaisir. Habituellement aussi, c’était le plus jeune des Donnelly qui menait la danse pendant qu’elle suivait en souriant comme une bien heureuse et essayait d’obtenir quelques caresses et baisers de sa part. Ou la moindre marque d’affection publique tout court d’ailleurs.
Elle lui avait promis qu’ils allaient s’amuser, l’avait pratiquement supplié pour qu’ils sortent de cette vieille bicoque glauque qu’elle détestait, et il avait cédé. Qu’avait-il de mieux à faire de toute manière ?

Le petit blond se força à rendre son sourire à sa petite amie qui le devançait de quelques pas et tirait sur son bras.
Il avait envie de la lâcher, de la pousser sèchement pour la voir tomber, sur ce petit cul parfaitement rebondi. Il voulait voir son visage se déformer pour devenir une grimace inquiète, choquée attristée. Il voulait voir un torrent de larmes dégringoler sur sa face grotesque, ses lèvres trembler.
Aidan voulait lui hurler que sa putain de main était moite et qu’il détestait ça. Il faisait trop chaud pour se tenir la main comme ça pendant des heures, bordel ! Elle était conne ou elle faisait ça juste dans le but de l’agacer ?
A force de le chercher, elle allait finir par le trouver.

Le jeune homme se voyait faire toutes ces choses l’espace de quelques secondes, et puis le souvenir s’effaçait brusquement, le laissant avec son remord et cette impression de devenir cinglé. Il essayait de se raisonner, de se dire que tout le monde avait des pulsions de ce genre et que l’important était de ne pas se laisser aller à les exécuter.
Mais il n’arrivait plus vraiment à se convaincre que tout ça était parfaitement normal et la colère subsistait… Quelque part, tapie dans l’ombre, dans sa tête. Il avait l’impression que quelque chose veillait à l’intérieur de lui, attendant son heure. Attendant le meilleur moment pour faire pleurer Julie.


« C’est par là » indiqua-t-il, profitant de l’occasion de désigner le parc du doigt pour lacher la main de Julie

Il fourra ensuite sa main libre dans la poche de son slim noir et accéléra un peu l’allure. Evidemment, quelques secondes plus tard, Julie passait son bras pour se pendre au sien et venir coller son épaule à la sienne. Pourquoi fallait-il qu’elle agisse constamment comme ça ?
C’était pour le faire sentir coupable qu’elle jouait la petite amie idéale ?

Les mâchoires crispées par une rancœur qu’il peinait à contrôler, Aidan aperçu alors du mouvement sur sa droite. Il porta immédiatement son doigt sur l’interrupteur de sa lampe, prêt à l’éteindre, quand il reconnut le trio qui venait à leur rencontre, émergeant des bois. Il s’agissait de Joshua, Casey et Suzanna. Génial…

Ils se retrouvèrent finalement au milieu du parc, à l’abri des regards d’éventuels habitants, et se saluèrent sommairement. Aucun des trois ne les questionna sur la raison de leur venue au parc normalement fermé au public, et Aidan ne se montra pas plus curieux. De toute façon, ils avaient fini par comprendre, repérant les silhouettes de Demitri et Sacha un peu plus loin. Au début, ils n’avaient été qu’une masse lointaine éclairée par des bougies, et puis leurs formes s’étaient faites plus distinctes et au fur et à mesure que le petit groupe s’était avancé, il n’y avait plus eu de doute possible.

Aidan les observa tour à tour, un nœud au fond de l’estomac, accablé par le sentiment qu’ils avaient été entrainés dans un traquenard. Et tout ça, c’était la faute de Julie qui avait voulu jouer les petites amies enthousiastes et téméraires…


« ‘soir » lança-t-il simplement, venant serrer la main de Demitri pendant que Sacha saluait le reste du groupe

Julie avait ouvert de grands yeux quand Sacha avait confirmé que toute la jolie mise en scène avait quelques attraits spirituels : du spiritisme ! Elle avait deux réactions paradoxales en elle : elle frissonnait à l'idée d'invoquer les esprits dans une ville aussi spéciale et effrayante que Grayson mais elle était aussi toute excitée à l'idée de mettre un peu de piment à son séjour ici qui avait commencé à devenir lassant.
Même si cette fille ne lui plaisait pas trop, elle devait reconnaître qu'elle avait des idées et surtout, qu'elle savait comment rendre les choses plus intéressante.

Julie ne croyait pas tellement en la magie par contre, les esprits, ça, elle voulait bien y croire : elle aimait à penser que sa petite rate qu'elle avait gardé auprès d'elle pendant au moins deux ans était là, quelque part autour d'elle, à la surveiller et la protéger. Parfois, quand elle voyait des crottes de rats dans la cave de chez ses parents, elle avait une pensée pour Kitty....
Enfin, elle avait aussi parfois l'impression que sa tante gâteuse était là à l'observait dès qu'elle mangeait un cookie acheté tout près : un sacrilège aux yeux de sa veille tante qui avait toujours considéré de son vivant qu'un bon cookie se devait d'être fait maison.
Bref, tout ça pour en venir au fait : elle voulait croire aux esprits. Elle se tourna vers Aidan qui lui semblait avoir l'anus visité par un balai là tout de suite :

« Allez mon loulou, on reste hein ? Tu sais que ça peut être drôle ! Et puis j'en ai jamais fait mais j'en ai toujours eu drôlement envie ! » dit-elle en se tournant maintenant vers Sacha.

Elle voulait vraiment voir ce que ça allait donner...
Elle avait aussi ce petit stress, cette poussée d'angoisse dans le coeur et le corps qui lui disait de prendre garde et de ne pas faire n'importe quoi. Seulement, son excitation criait bien plus fort.

Un frisson parcourut le corps frêle d’Aidan malgré la température clémente de cette nuit de pleine lune. Il n’était pas à mettre non plus sous le coup de l’angoisse, c’était même tout le contraire. Cette idée d’une séance de spiritisme l’avait excité au plus haut point l’espace de quelques secondes.
Lorsqu’il l’avait réalisé, le petit blond s’était raidi pendant que son cœur avait subit une accélération non négligeable à l’intérieur de sa poitrine. Son regard affolé se posa d’abord sur le petit autel dressé au milieu du parc, sur l’herbe encore noircie par le feu qui avait dévoré le kiosque quelques temps plus tôt. Il se laissa happer quelques instants par la vision de la flamme qui dansait paresseusement au sommet de la bougie noire que Sacha venait d’allumer.
Aidan ne se soucia pas une seconde du fait que son aversion pour l’idée d’une soirée spiritisme puisse se lire sur son visage. Il se moquait que ses yeux soient exorbités par la crainte que lui inspirait cette séance et que tout le monde le voit.

Julie ne sembla pourtant pas le remarquer (ou décida de s’en moquer) et une fois encore, elle parla avec enthousiasme. Un peu trop. Il sentait l’excitation pointer dans sa voix, voyait son regard chocolat pétiller d’excitation mais aussi d’appréhension.
Aidan avait envie de la secouer, de lui hurler qu’elle déraillait complètement et qu’il n’y avait rien de drôle là-dedans, absolument rien de drôle, putain ! Mais il se contenta de serrer les poings, les mâchoires scellées et les pieds enfoncés dans le sol asséché du parc de Grayson.

Il aurait pu se contenter de prétexter être fatigué, trouvé ça stupide et gamin, mais quelque chose l’en empêchait. Ca n’était pas uniquement sa fierté mal placée et l’envie de ne pas être le premier à se débiner. Aidan ne pouvait pas ouvrir la bouche.
La bête au fond de lui, celle qui était excitée par l’idée de Sacha l’en empêchait…

Et pendant qu’il luttait contre elle, une voix s’éleva près de lui.

Aidan s’était accroché farouchement à l’idée que Casey et Suzanna allaient parvenir à mettre un point final à cette mascarade ridicule. Il les avait observées tour à tour, les yeux pleins d’une supplication muette qu’elles ne pouvaient sans doute pas percevoir à la simple lueur des bougies. Le fait qu’aucune des deux jeunes femmes ne lui accorde la moindre attention jouait également bien sûr…
Même Julie ne semblait plus le voir, toute excitée qu’elle était à l’idée de jouer avec le feu ce soir.

Elle fut d’ailleurs la première à s’installer près de l’autel que Demitri et Sacha avaient pris grand soin d’installer, suivant la recette proposée par le bouquin de la rouquine. Aidan tourna vivement la tête en direction de Joshua qui ne s’était pas encore prononcé et était peut-être son seul espoir.
L’adolescent avait toujours été en décalage. Même s’il faisait des efforts pour se mêler à leur petit groupe, le benjamin des Donnelly sentait bien que quelque chose clochait. S’il y avait bien une personne capable de renverser la situation, c’était lui.

Aidan aurait pu attraper le poignet de sa petite amie et la forcer à se remettre debout avant de la trainer de force (par les cheveux s’il le fallait nom de Dieu) jusqu’à chez eux. Mais une part de lui voulait participer à cette soirée, l’appelait et l’invitait à s’asseoir. Il devait presque lutter contre lui-même pour ne pas céder à cette impulsion et laisser ses genoux ployer pour prendre place.
Il était incapable de faire quoi que ce soit, incapable de lutter.

« Casey ? »

La voix de Demitri attira l’attention du petit blond qui le vit tapoter la place à côté de la sienne, un sourire encourageant aux lèvres. Aidan la vit hésiter, peser le pour et le contre. Elle n’était pas attirée par une force implacable à l’intérieur d’elle-même, c’était l’adolescent qui l’attirait…

« Assieds-toi, Dan »

Cette fois, c’était sa petite amie qui l’invitait, lui, à s’installer à ses côtés. Et avec horreur, Aidan sentit ses lèvres engourdie s’étirer en un sourire incontrôlable. L’instant d’après, il était assis en tailleur entre elle et Sacha.

Casey fut d’abord contente que Suz soit du même avis qu’elle et abonde dans son sens. De son côté, le mutisme de son frère en disait plus long que le moindre discours. Même si par ailleurs, le mutisme était sa réponse à tout… Heureusement, ayant partagé le même utérus durant neuf longs mois, elle avait eut la chance de naitre avec un décodeur intégré. Lui non plus n’avait pas envie de rester.

Mais alors pourquoi ne pas prendre la décision ? Ils affichaient plus ou moins clairement leur désaccord, mais se tenaient toujours plantés à côté d’elle. Qu’attendaient-ils à la fin ? Qu’elle prenne la décision définitive pour trois ? Qu’elle endosse plutôt la responsabilité d’être celle qui dit ‘non’ plutôt ! Comme ça, ça serait elle la gâcheuse d’ambiance qui ruine la soirée des quatre autres, et ça serait elle qu’ils critiqueraient une fois qu’ils auraient mit les voiles, c’était couru d’avance !
Sauf qu’elle non plus n’avait pas envie d’être celle qu’on montre du doigt. Pourquoi fallait-il sans arrêt qu’elle endosse ce rôle ingrat ?

En plus Sacha et Demitri semblaient s’être échinés à rassembler tout un tas de matériel divers. Elle détestait l’idée d’être celle qui leur confirmerait qu’ils avaient fait tout ça pour rien. Leur relation n’était déjà plus au beau fixe depuis cette stupide histoire de journal, donc si elle les envoyait paitre maintenant, c’était tout simplement fichu. Irrécupérable même.

Lorsque Demi l’invita d’un geste à venir prendre place à ses côtés, elle se dégonfla donc comme un ballon de baudruche et d’un soupir, s’avança d’un pas, puis d’un second, avant de lancer un regard en arrière adressé au deux autres qui disait « désolé mais qu’est-ce que vous voulez que j’fasse ?! ».
L’instant d’après, elle était assise. Il ne fallut plus très longtemps aux deux autres pour l’imiter, l’air morne.

« Juste 10 minutes » précisa-t-elle « après on devra rentrer » assura Casey avec la certitude que c’était la meilleure décision à prendre.

Ils restaient un peu, n’avaient pas l’air de trois autistes, mais ne prenaient aucuns risques non plus.
Pourtant, main dans la main avec Demitri, l’adolescente regrettait déjà d’avoir imposé une limite de temps aussi courte. 10 minutes ça n’était pas assez pour se faire une vraie idée par rapport au spiritisme… 20 peut-être ? Ou 30,…

« Et puis quoi après ? J’espère qu’on ne va pas devoir chanter… » ne put-elle s’empêcher de blaguer sans sourire pour autant.

Elle adressa un petit regard amusé à Suz, installée à côté d’elle et dont elle avait agrippé la main.
Ca allait être drôle si Joshua refusait de donner la main à Suz et Julie…

Casey avait plissé la bouche, les yeux, s’était mordue la langue et les joues, pourtant rien à faire. Au bout d’un moment, un gloussement étouffé s’était échappé de son nez.
Rouvrant ses yeux verts sur les autres, sa bouche pincée pour essayer de contenir les éclats de rire qui menaçaient, elle rompit le silence religieux qui planait.

« Je crois qu’on est tombé sur sa messagerie… »

Elle arracha sa main de celle de Suz pour la plaquer sur sa bouche et ses joues rouges.

« Désolée j’ai pas pu m’en empêcher » s’excusa-t-elle.

Mais comment faire autrement en même temps ? Elle était désolée de saccager leur petit délire de la soirée avec son scepticisme, mais on ne pouvait pas sérieusement attendre d’elle qu’elle réagisse mieux ! Pas dans ces conditions ! Elle s’était rarement sentie aussi ridicule que maintenant et elle pariait qu’elle n’était pas la seule autour de ce cercle à le ressentir comme ça.

« C’est pas que j’crois pas aux esprits d’accord ? » reprit-elle d’un soupir pour dissiper son hilarité « Mais toutes ces histoires de bougies et de verres, j’suis sûre que c’est du pipos. Ca marche que dans les films ces trucs-là ! »

Elle balaya l’assemblée du regard pour chercher l’approbation quelque part. Ils avaient tous rouverts les yeux depuis et elle se réjouissait qu’ils soient plongés dans une demi-pénombre, pour rendre le feu de ses joues plus discret.