Un frisson avait parcouru Deena lorsqu’elle entendit la voix de son fils éclaté au milieu du bourdonnement des conversations alentours. Elle ravala immédiatement le sourire forcé mais convainquant qu’elle adressait à une énième ménagère venue trouver un objet quelconque ayant autrefois appartenu à un de ses voisins.
Son estomac s’était noué et elle s’était entendue bafouiller quelques mots d’excuses avant de diriger ses pas pressés vers l’endroit où se tenait son adolescent furieux de fils unique.

Les visiteurs s’étaient tus et tous les regards convergeaient à présent vers le maire et sa fille dont les joues avaient pris une teinte écarlate qui contrastait avec la pâleur de sa peau. Mortifiée, elle fixait Demitri avec des yeux rond, les bras ballants. Pauvre enfant.
Le grand brun qui tenait tête à William, lui, avait les poings serrés et son visage était rouge de colère et non de honte.

Comme toujours, il s’était laissé submerger par ses émotions, se souciant bien peu de se donner en spectacle ou de la couvrir de honte en public. Même s’il jouait les durs, elle connaissait assez son fils pour savoir qu’il était sensible, aussi sensible que son père l’était. Et plein de fougue.

« Demitri ! » intervint Deena alors que William s’apprêtait à répliquer

Et c’est naturellement vers la gérante du musée qu’à présent tous les regards se dirigeaient, implacables, pleins de jugement et d’excitation. Les habitants de Grayson étaient des vautours. Des charognards amateurs de chair fraiche qui aimaient s’abreuver du sang encore chaud de leurs victimes. Ils le lui avaient prouvé à l’époque du décès de son mari en venant la trouver non pas pour lui exprimer leur peine mais pour obtenir des détails croustillants. Elle était devenue l’attraction principale, la veuve éplorée à qui tout le monde voulait parler.
Elle avait fuit, emportant son fils avec elle pour lui épargner leurs regards avides et aujourd’hui, Deena se devait de réitérer son geste et de mettre Demitri à l’abri.

« J’ai besoin de ton aide dans l'arrière salle. Immédiatement » articula-t-elle, son cœur cognant follement dans sa poitrine

Demitri parut hésiter un moment, jetant un dernier regard plein de rancœur au maire de Grayson avant de capituler, conscient de se donner en spectacle et du tort qu’il causait à sa mère en le faisant.
D’ailleurs, Deena l’avait entendu parler d’elle à William. Sans connaitre les tenants et aboutissants de leur dispute, elle avait aisément deviné que son fils venait de prendre sa défense. Elle était partagée entre une pointe de fierté et l’accablement. Mais ce n’était pas le moment de penser à cela.

Elle attrapa le bras de son garçon quand il passa près d’elle et le dirigea, la tête haute, vers la double porte close au bout de la pièce, resserrant sa prise. Elle glissa quelques consignes à son assistant, dont celle de ne pas venir la déranger, puis ouvrit la porte et entraina Demitri à sa suite avant de la refermer.
Elle relâcha alors le bras de l’adolescent et se tourna vers lui.

« Mais enfin Demitri, qu’est-ce qui t’as pris ?» le sermonna-t-elle à voix basse « Le maire de Grayson ? Tu t’emportes contre le MAIRE de GRAYSON ? Qu’est-ce qui s’est passé ? »

Les mâchoires de Deena se crispèrent à l’évocation du lien unissant son défunt époux et William Ferguson. Des bribes de souvenirs remontèrent à la surface. Tous plus agréables les uns que les autres. Elle s’était toujours entendue avec Alicia et appréciait la compagnie de son mari. Elle avait laissé son fils joué avec les jumeaux Ferguson. Avec la petite Spelling également.
Elle se souvenait des barbecues dans le jardin des uns et des autres, elle se souvenait de ces soirées mémorables où ils s’enivraient au mauvais vin et essayaient d’étouffer leurs éclats de rire pour ne pas attirer l’attention des petits…
Ils étaient jeunes, amoureux, heureux et tout semblait possible.
Et puis Jimmy s’était pendu dans la grange. De leurs soirées mémorables, il ne lui restait que le mauvais vin qu’elle avalait jusqu’à l’évanouissement, sans plus se soucier que Demitri la voit faire.

« Ce type comme tu dis, était non seulement l’ami de ton père, mais également le mien » trancha-t-elle, peinant à maitriser son émotion « Ne lui parle plus jamais comme ça. Ne parle plus à aucun d’eux comme ça… Tu le paierais cher »

Le ton était à la fois menaçant et suppliant. Elle savait qu’il attirerait quelques questions, mais elle n’y répondrait pas. Pas aujourd’hui. Jamais. Il aurait beau tempêter, frapper du pied ou menacer en retour, Deena ne craquerait pas.

« Maintenant viens par ici, j’avais réellement besoin d’un coup de main » lança la gérante avant de tourner le dos à son fils pour s’approcher de quelques tableaux rangés dans une caisse composées de cases où les glisser séparément « Ce sont les tableaux que Thomas nous a confié. J’ai besoin que tu les transportes. Précautionneusement. Je dois encore les trier. Danny devait s'en charger mais je préfère le faire moi-même et j'ai été débordée. Il m'a proposé d'en garder quelques uns pour le musée alors... Demitri, tu veux bien approcher ? » s'agaça Deena en faisant signe à son garçon d'approcher.

Deena observa son fils d’un air critique, sans émettre le moindre commentaire sur son manque d’entrain. Elle était au moins aussi lassée que lui par toute cette mascarade et elle avait envie d’en finir plus que d’essayer d’éclaircir certaines zones d’ombres et d’incompréhension entre eux. De toute façon, elle savait comme se terminerait un échange plus approfondi avec Demitri. Dans les cries.
Et ils s’étaient déjà bien assez donnés en spectacle l’un et l’autre…

« Met-les par ici » expliqua-t-elle sommairement en lui montrant la marche à suivre.

Il la suivit docilement et s’exécuta, déplaçant la lourde caisse à travers la pièce pour faciliter le transfert des œuvres. Il s’agissait bien entendu de reproductions plus ou moins réussies et desquelles, Deena en était persuadée, elle tirerait un bon prix aux habitants de Grayson ou à d’autres clients.
Et certaines des pièces viendraient compléter sa collection.

« Attention, Demi ! Regarde ce que tu fais » le gourmanda Deena en voyant son fils cogner l’un des cadre doré dans le coin de la caisse boisée.

Il roula des yeux et repris son travail en marmonnant. Mais alors qu’elle examinait une des premières toiles qu’il avait sortie, elle entendit encore un choc et se tourna vers lui pour le réprimander.
Mais elle se figea au milieu de la pièce alors que son cœur manquait un battement.

N’ayant rien remarqué, Demitri déposa le tableau sur un des chevalets d’exposition sans y prêter attention.

« Ô spectacle… Ainsi meurt ce que les peuples font » récita-t-elle soudain, ses grand yeux bruns fixé sur la toile « Qu’un tel passé pour l’âme est un gouffre profond »

Demitri se tourna d’un bloc vers elle. L’expression de son visage aurait pu laisser à penser qu’elle venait de l’insulter copieusement, alors qu’elle n’avait fait que réciter un vers.

« C’était le tableau préféré de ton père » lâcha-t-elle sans pourtant y accorder trop d’importance, trop plongée dans ses souvenirs pour cela. D’un pas assuré, elle s’approcha de la reproduction « C’est une reproduction à l’huile de l’œuvre de Gustave Doré. Un français si mes souvenirs sont bons » précisa Deena, son regard se perdant sur la toile « Il pouvait passer des heures à l’observer. L’Enigme… C’est son titre »

Un sourire emprunt de nostalgie se peignit sur ses traits alors que le visage de Demitri se décomposait...