William avait très faiblement froncé les sourcils lorsque son regard délavé s’était aventuré du côté de sa fille. A son image, et malgré son jeune âge, elle savait la plus part du temps cacher ses émotions et ses pensées sous un masque d’impassibilité imperméable. Il n’en restait pas moins son père, qui l’avait vu grandir, et peut-être qu’il serait le seul à le voir dans cette assemblée, mais manifestement Casey était piquée au vif parce que venait de dire Aidan. L’idée le dérangea d’ailleurs, et il se demanda l’espace de quelques secondes si le plus jeune des frères Donnelly ne lui avait pas tapé dans l’œil. Il trouva ensuite l’idée totalement stupide et la laissa tomber presque aussitôt. Casey était une fille brillante et sérieuse, bien loin de l’adolescente clichée comme Suzanna. Il ne l’imaginait pas une seule seconde s’amouracher d’un garçon tel qu’Aidan. Il était sympathique, mais d’une nature très égocentrique, parfois même un peu superficielle d’après ce qu’il avait pu noter. Pas le genre de garçon que fréquenterait Casey. De toute façon elle était encore un peu jeune pour penser à ce genre de choses.

Qui plus est, l’affaire lui sortit rapidement de la tête lorsqu’il vit se profiler à l’horizon l’occasion de s’entretenir un peu seul avec Aidan. L’enthousiasme du petit Petey pour les chevaux tombait bien. Sa discussion avec Elizabeth lui avait redonné un peu cœur au ventre et il lui était difficile de se sortir ne serait-ce que cinq petites minutes tous ces sujets de l’esprit. Il avait envie d’avancer, de voir ses projets se concrétiser, mais pour cela il avait besoin de réponses, et son instinct lui soufflait que le cadet de la fratrie pourrait les lui fournir, ou tout du moins, le guider vers la compréhension.

« Bien sûr, pas d’problèmes » acquiesça Casey d’un petit sourire vers le jeune garçon, puis vers son père pour lui assurer que ce n’était pas un problème « Encore bienvenue à Grayson Kaylee » fit-elle ensuite très poliment vers la nouvelle arrivante, avant de se tourner vers sa meilleure amie « Allez viens Suz »
« Mais je… »
« Viens ! »

Les yeux levés au ciel, la fille du shérif adressa un petit haussement d’épaule désolé vers Aidan avant d’emboiter docilement le pas. Ces deux là ne changeraient décidemment jamais. Inséparables !
Après un dernier sourire vers Aahron, le Maire observa l’aîné des Donnelly et son fils s’éloigner à leur tour, à la suite des deux jeunes filles. Ne restait plus que la jeune Johansson, mais pour cela, William avait la parade. La chaleur était infernale, il y avait un monde fou au bar, pourtant la déshydratation était à éviter n’est-ce pas ?

« Eh bien nous voilà en comité réduit » sourit William « Que diriez-vous que je vous paye un petit quelque chose à boire ? Kaylee, est-ce que ça te dérangerais d’aller nous garder une place dans la queue ? Nous te rejoignons dans quelques instants, je dois simplement toucher un petit mot à Aidan avant » expliqua-t-il d’un ton parfaitement détendu tout en lui tendant un billet.

William laisse échapper un petit rire bref. Sa question lui semble un peu naïve et l’air qu’il arbore, cette moue de petit chien battu, le père qui est en lui ne peut s’empêcher de trouver cela attendrissant. Il se contente d’une main dans le dos du jeune homme pour l’inciter à arrêter de marcher et lui faire face. Ainsi, ils se trouvent encore au milieu du parc, mais loin de toutes oreilles indiscrètes puisque ça et là, des petits groupes de gens s’amoncèlent, mais trop loin pour capter quoi que ce soit de leur conversation. Le soleil tape fort sur leurs deux têtes mais il tient à rester à la vue de tous, déjà pour ne pas crisper Aidan plus qu’il ne l’est déjà et ensuite, pour éviter les ragots et les éventuelles récriminations d’Aahron qui lui avait expressément demandé de ne pas parler à Aidan lorsqu’il était passé à la ferme.

« Je ne vais rien te proposer du tout mon garçon. La dernière fois que je t’ai vu nous étions dans les bois à la recherche de Julie et tu t’es pratiquement évanoui devant moi. Je viens simplement aux nouvelles, je veux savoir comment tu vas, et si tu te remets. Mais je ne voulais pas te mettre dans l’embarra devant ta nouvelle amie. Je me suis simplement dit que ça ne serait pas très… ‘subtil’ de ma part que d’aborder ce genre de sujet autour d’une limonade au bar »

La première pensée qui traversa William lorsque le jeune homme prit la parole c’est qu’il était décidemment moins naïf qu’il en avait l’air et aussi, qu’il commençait à avoir l’étoffe d’un vrai Graysonnien... Son petit baratin était tout préparé et il le lui servait avec facilité. C’était sans doute le même genre de parade qu’il utilisait avec ses frères lorsque ceux-ci se montraient inquiets pour lui. Lors de sa discussion avec Aahron à la ferme, celui-ci lui avait confié que son jeune frère refusait de parler et évitait les sujets sensibles, comme par exemple, celui que William essayait d’aborder avec Aidan pour l’instant…

Bref, Grayson déteignait de toute évidence sur le jeune homme qui commençait à exceller dans l’art du noyage de poisson aussi bien que n’importe quel natif du village. Quand bien même, il avait encore beaucoup de choses à apprendre et William avait beaucoup trop d’années de pratique en la matière pour se laisser berner aussi facilement. Il écouta pourtant le babillage léger et quelque peu nerveux du jeune homme avec patience, sans départir un instant de son demi-sourire détendu et avenant. Ses yeux délavés eux, sondaient pourtant avec minutie le visage cernés de l’adolescent.

« Tu aurais tord de ne même pas essayer. Pour un sportif tu me semble un peu frileux » taquina William « Si tu veux t’y essayer tout de même passe nous voir tout à l’heure. Casey et moi tenons un stand de balade équestre cet après-midi. Et puis, si tu n’es pas à l’aise sur un cheval tu pourra essayer le poney » lui promit-il.

Puisqu’Aidan se permettait les blagues un peu limite, lui aussi pouvait s’y adonner. Pas qu’il était d’humeur joueuse, plutôt qu’il voulait inciter le jeune homme à baisser les barrières qu’il érigeait entre eux. D’ailleurs il n’était pas le seul Donnelly à ériger des barrières. Rapidement, William jeta un œil en direction de l’endroit ou se trouvait Aahron, avant de revenir sur son frère.

« Ne le répète pas mais je crois que c’est moi que ton frère va essayer de faire brûler s’il me voit papoter avec toi seul à seul. Il m’a clairement fait comprendre qu’il n’avait pas très envie que ça arrive. Je sais que tu es son petit frère et qu’il a certainement tendance à te couver vu ce que vous traverser en ce moment mais j’aurais aimé tout de même aimé avoir ton avis là-dessus. Après tout tu es majeur »

C’était effectivement un peu fourbe comme approche, miser sur ses pulsions d’adolescent et son esprit e contradiction, mais quel autre choix lui laissait-on ?

Au départ, William fut presque persuadé qu’Aidain feignait de n’pas comprendre, et qu’il le faisait avec beaucoup de maladresse et bien peu de subtilité. Il fut pourtant obligé de réviser son jugement par la suite.

« Eh bien, ce que tu pense du fait qu’Aahron m’interdise de discuter seul à seul avec toi » répéta William « Presque comme s’il avait peur de quelque chose de précis. Je me demande simplement pourquoi… »

Il attendit à nouveau une réaction du garçon, mais il n’eut droit à rien d’autre qu’un regard d’abord un peu fuyant, et ensuite, intensément fixe… Il songea en premier lieu que le garçon devait méditer intensément après un mensonge à lui sortir, ou un sujet capable de détourner son attention de la discussion qui, visiblement, ne semblait pas lui plaire. William fronça légèrement les sourcils, avant de croiser les bras et d’attendre encore un peu. Il ne savait pas ce qui se tramait dans la tête de l’adolescent en ce moment même, mais une chose était certaine, son attitude laissait perplexe. Ce n’était pas la première fois qu’il lui faisait cette impression d’ailleurs. L’impression d’être ailleurs, bien que ça ne définisse pas encore vraiment ce qu’il ressentait en l’observant. Cela dit, c’était la première fois que c’était aussi flagrant et le Maire fut presque dérangé par ce silence bizarre qui s’éternisait tout d’un coup. C’était presque… comme si Aidan avait une absence, ou quelque chose s’en rapprochant.

Sans savoir quoi penser de tout ça, il plissa les yeux au moment où Aidan sembla enfin revenir sur terre.

« Aidan … ? Tu es sûr que tu n’veux pas un verre d’eau fraiche ?... » questionna William en mettant l’accent au mot ‘sûr’ « … est-ce que ça va ? »

Décidemment, il y avait quelque chose chez ce garçon qui lui échappait et cette situation devenait de plus en plus frustrante. Il fallait qu’il en tire quelque chose et qu’il mette le doigt sur ce détail qui le chiffonnait tant et qui continuait de lui glisser entre les doigts. Le plus tôt serait le mieux.

Bras croisés, les yeux toujours plissés d’une espèce de méfiance un peu dubitative, le Maire laissa l’adolescent s’exprimer jusqu’au bout. Il continuait de trouver l’attitude du jeune homme singulièrement déstabilisante et inégale, même si dans le fond, son discours se tenait tout à fait. Il aurait même pu être tenté de le croire s’il n’avait pas détenu tous ces secrets, s’il n’avait pas eut la certitude ce jour-là que l’interlocuteur mystérieux du garçon n’était autre que leur très cher hôte et soit disant bienfaiteur…

Alors oui, bien sûr, si l’on voulait, il s’agissait effectivement d’une très mauvaise blague, mais ce qu’il voulait savoir lui, c’est si Aidan avait conscience oui ou non de qui était l’auteur de cette lugubre plaisanterie. Et plus il côtoyait Aidan plus il détectait chez lui une espèce de duplicité étrange, un peu dérangeante, qui expliquait pourquoi il avait tant de mal à se faire une idée nette par rapport à lui, lui qui d’habitude était assez bon juge de la nature humaine C’était agaçant de n’pas arriver à mettre le doigt sur ce détail évident qui lui manquait pour remettre le schéma en ordre. Par contre, de plus en plus, il réalisait que la pièce manquante n’était autre qu’Aidan…

Ses deux dernières remarques terminèrent de l’emplir de doute et même, d’une espèce d’antipathie envers l’adolescent. L’impression avait été fugace, mais ce ton faussement poli, détaché, froid… il ne sut quoi répondre.

Quelques idées étranges se mettaient à germer dans son esprit, quelques suppositions, quelques doutes, d’un tout nouvel ordre. Et c’est dans un silence perplexe et suspicieux qu’il laissa le jeune homme s’éloigner de lui d’un pas tranquille…