La tête de Nathaniel s’agita de gauche à droite avec réprobation tandis que son regard était fixé sur les cuisses de sa femme… plus précisément, sur le panier qu’elle tenait sur ses genoux et les dissimulait. Cette espèce d’idiote était convoquée pour une audience au bureau du shérif et elle lui ramenait un casse-croute pour être certaine qu’il s’alimente correctement durant cette longue journée qu’allait être la sienne. Quelqu’un d’extérieur à Grayson aurait pu y voir un acte de corruption, mais lorsqu’on savait que Lucy était la sœur de Declan, les choses prenaient alors tout leur sens.
Le garagiste finit par arracher son regard de cette vision déplorable pour détailler un instant le visage doux et parsemé de tâche de rousseurs de sa moitié. Une fois encore, un sentiment d’incompréhension le submergea : comment avait-il pu ? Pourquoi avait-il accepté ce pacte ridicule ? Comment en était-il arrivé à accepter de jouer un rôle dans cette mascarade qu’était leur mariage ? Certes, il fut un temps où ils se supportaient relativement bien, mais ce temps était révolu depuis une bonne décennie à présent. Le divorce n’était bien évidemment pas envisageable, pas avec Lucy. Ça allait à l’encontre de ses croyances et elle aurait préféré le tuer plutôt que de le quitter légalement. Il avait finit par se faire à l’idée qu’ils vieilliraient côte à côte, continuant à s’envoyer des horreurs, à se menacer l’un l’autre jusqu’à ce que la mort les sépare…
Cette idée lui donna la nausée et Nathaniel détourna son visage de sa femme pour de bon.

La porte du bureau de Declan s’ouvrit à cet instant précis et une jeune femme blonde en émergea. Elle leur adressa un sourire à tous les trois pendant que Grifith l’escortait jusqu’à la sortie puis disparu sans un mot. Il devait à coup sûr s’agir de cet écrivain venue retrouver l’inspiration dans leur charmante bourgade… Qu’est-ce qu’ils avaient tous à débarquer à Grayson ? Pourquoi fallait-il que tous ses connards de citadins choisissent cette période pour venir les squatter ? N’avaient-ils rien de mieux à faire ?

« Et bien, charmante et tout sourire, mais un brin…psychotique! Qui sont les suivants? »

Ah ce bon vieux Declan… Si Nathaniel supportait à peine la présence de sa femme, il détestait purement et simplement son frère. S’il avait pu, il l’aurait supprimé, ici et maintenant et se serait débarrasser de son corps sans le moindre état d’âme. Et ce n’était pas son lien de parenté avec son épouse qui l’en empêchait, non, c’était autre chose. C’était Grayson.

« Ah, Declan ! » s’exclama Lucy en s’attirant le regard de son frère « J’ai bien cru que ça n’en finirait jamais, tu sais que j’ai un emploi du temps de ministre pourtant »

Elle se leva du banc inconfortable où ils étaient assis depuis leur arrivée et qui était dissimulé derrière une étagère pleine de dossiers, ne permettant pas au shérif de voir qui s’y trouvait à moins de s’avancer un peu dans la pièce principale.
Epoussetant négligemment sa longue jupe vieillotte, Lucy le gratifia d’une rapide étreinte, avant de lui fourrer le panier dans les mains.

« Et tu me feras le plaisir d’honorer ma cuisine comme il se doit cette fois. Il est grand temps que tu changes d’alimentation. Je te vois t’empiffrer au Leo’s, tu sais ? » continua-t-elle en lui passant devant, pénétrant sans son accord dans son bureau

Clyde se leva d’un bond, triturant nerveusement son chapeau avant de s’arrêter devant le shérif, le teint pâle, les pommettes rouges. Son frère avait enfilé son plus beau costume pour l’occasion et avait passé les dernières cinq minutes à répéter son alibi à voix basse, son regard un peu fou voyageant d’un point à l’autre du bureau sans jamais trouver un endroit où se poser. Nathaniel avait bien tenté de le rassurer, de lui dire que c’n’était qu’une formalité, mais il n’y avait rien eu à faire. Pour Clyde, l’heure était grave, son destin était en jeu et il devait se montrer sous son meilleur jour pour clamer son innocence… Pauvre petit chat.
Nathaniel leva les yeux au ciel en le voyant se courber légèrement face au shérif pour le saluer, avant de baisser la tête honteusement et de pénétrer dans le bureau. Sa voix n’avait pas porté plus haut qu’un murmure lorsqu’il l’avait salué.
Puisqu’il ne restait plus que lui, Nathaniel daigna enfin s’approcher, arborant son plus charmant sourire.

« Declan, c’n’est pas un plaisir » lança-t-il le plus naturellement du monde, lui passant devant pour pénétrer dans la salle d’interrogatoire de Grayson

Et c’était un bien grand mot pour une si ridicule petit pièce. Lucy était déjà assise sur l’unique chaise à disposition et Clyde se tenait près d’elle, triturant nerveusement ses mains, suant à grosse goutte. Ce crétin avait l’air du parfait coupable et il ne s’en rendait même pas compte.
Nathaniel s’approcha de lui et lui asséna un petit coup de coude dans les côtes qui le fit sursauter.

« Quoi ? » s’étrangla-t-il, soudain arraché à ses pensées
« Rien mon grand, relaxe » répondit Nathaniel sur un ton posé « Declan veut juste nous poser deux trois questions pour qu’on résolve son enquête à sa place et qu’il puisse récolter les lauriers ! Tu sais, comme cette fois où j’avais préparé un exposé génial sur la faune locale et où il avait piqué mes notes… Pas vrai, shérif Spelling ? C’est juste l’affaire d’une petite dizaine de minute tout au plus » ajouta Nathaniel tout sourire, en se tournant vers l’intéressé qui refermait la porte derrière lui

Espèce de sale petite raclure, attardé congénital, tu vas rentrer dans ce bureau et leur mentir comme il serait logique que tu fasses !

Il n’avait parlé à personne de sa décision. Il n’en avait pas intérêt de toute façon. Pourtant il se retrouvait tout de même a devoir argumenter. C’était d’autant plus difficile puisque c’était avec lui-même qu’il n’était pas d’accord. Le dilemme était de taille, il fallait l’avouer. Il avait de quoi sérieusement douter. Une part de lui voulait fuir cet affreux commissariat et tout ce que cela comportait.
Il aurait été plus logique qu’il mente, c’était vrai. Mais pourtant il avait ses raisons. Il savait aussi ce qu’il allait répondre au shérif d’ici peu de temps puisque c’est vers le commissariat qu’il se dirigeait pour le moment.

Il avait eu de chance dans son malheur. Cette journée promettait d’être affreuse. Généralement ses journées n’étaient pas super, mais celle-ci allait sûrement être à placer dans le peloton de tête des journées merdiques.

C’est toi qui le cherche, ne te plains pas lorsque tu provoque ton propre malheur, connard !

Sa chance, c’était qu’il était arrivé pile au moment ou Nathaniel, Clyde et Lucy avaient désertés le petit post. Il les avait vu sortir depuis l’autre côté de la rue, parlant avec animation, de l’entrevue qu’ils venaient d’avoir très certainement. Et ils avaient été tellement plongés dans leur conversation qu’ils ne l’avaient pas vu. C’était toujours ça de gagné.

Surtout sachant que son plus gros problème deviendrait à l’avenir son propre cousin…
Cette pensée lui noua l’estomac avec force. Il ne devait pas penser à ce qui se passerait après.
Il n’avait rien avalé aujourd’hui, autre que quelque shots de whisky, il n’aurait pas pu faire autrement de toute manière.
Et malgré la panique, le jeune homme trouva le courage de traverser la rue. Il se stoppa quelques instants devant la porte du commissariat et prit une grande inspiration.
Il savait qu’il allait faire ce qu’il avait prévu de faire et pourtant, il n’arrivait toujours pas à y croire.

Logan allait pousser la porte, tomber nez-à-nez avec une Kathleen à l’air soucieuse, lui adresser un simple signe de tête et directement pénétrer dans le bureau du shérif. Puis il refermerait la porte derrière lui. Il ne fallait pas qu’il se dégonfle, et poser ses yeux sur la jeune femme lui donnerait le courage que le whisky n’avait pas réussi à lui fournir.

Alors c’est ce qu’il fit. Tout se passa très rapidement, et il était tellement focalisé sur son but final qu’il n’enregistra qu’une seul et unique chose : le regard de la jeune réceptionniste, assise à son bureau.
Pourtant cette image suffit à le convaincre qu’il prenait la bonne décision, et c’est bien plus décidé que jamais qu’il pénétra effectivement dans le bureau du shérif.

Il tomba nez-à-nez avec Grifith. Il ne l’avait pas vraiment prit en compte en réalité. Il s’était joué la scène un milliard de fois depuis la veille, et jamais l’adjoint n’était apparut dans ses films imaginaires.
Logan et lui avaient à peu près le même âge, de ce fait, ils avaient plus ou moins toujours été dans les mêmes écoles, et la même classe. Pourtant ils n’avaient jamais été amis. Déjà parce que Logan n’avait jamais vraiment eut aucun ami et n’avait jamais cherché à en avoir, et ensuite parce que d’un côté, Logan n’avait jamais su saquer son camarade de classe. Sans pour autant qu’ils aient jamais eut la moindre dispute.
Grifith n’avait jamais été l’un de ces connards qui emmerde les autres, bien au contraire, il était plutôt de ceux qui défendent la veuve et l’orphelin.
Logan se souvenait de cette fois où les deux fils d’un fermier de Gower, précédemment des victimes de Nathaniel, lui étaient tombé dessus puisqu’ils ne supportaient pas les Redd et que Logan n’avait jamais été des plus courtois avec eux.
Grifith était arrivé de nulle part pour lui prêter main forte. Au lieu de ça, ils avaient simplement partagé la raclé, puisque leur deux adversaires étaient plus grands et plus âgés qu’eux, pourtant le geste était resté gravé dans la mémoire de Logan. Qui faisait ce genre de chose ? Grifith. Et pour conforter l’image, il était devenu l’adjoint du shérif.
Logan ne l’avait jamais remercié, mais il avait pourtant su gagné le peu de sympathie que Logan pouvait éprouver pour qui que ce soit.

Une fois encore, il ne lui adressa pas la parole et détacha son regard un peu de surpris de lui pour le poser sur son supérieur, assis derrière son bureau.

« Je… sais que c’est pas mon tour… mais j’aimerai vous parler » articula finalement Logan «… seul à seul… » ajouta-t-il en adressant un regard en biais à Grifith.

Tu es un attardé, et tu es dans la merde. Ne compte pas sur moi pour te tirer du pétrin.

Le jeune homme avait attendu que Grifith réponde, puis quitte la pièce et referme la porte derrière lui. Il avait même attendu que le bruit de ses pas résonne derrière la cloison, lui prouvant que l’adjoint s’était bel et bien éloigné, pour daigner se remettre en mouvement lui-même.
Il avait été obligé de jeter un coup d’œil au shérif qui se trouvait devant lui, silencieux, inquisiteur. Il n’avait pas fait plus que croiser son regard et déjà le malaise qu’il ressentait s’amplifiait puissance mille. Il était sûr de lui, de ce qu’il voulait faire, de ce qu’il voulait dire, pourtant la simple idée de mettre ses petits plans a exécutions le remplissait d’horreur.
Logan n’avait jamais été d’un tempérament courageux ni même fougueux, il n’avait pas vraiment d’aplomb et hésitait toujours à ouvrir la bouche.

Que devait-il faire maintenant qu’ils étaient seuls comme il l’avait demandé ? Devait-il aller prendre place sur la chaise des accusés. Après tout, c’était bel et bien ce qu’il était. Ou du moins ce qu’il allait être.
Et puis même si en principe, il savait quoi dire et savait pourquoi, il n’avait aucune idée précise de comment tourné la chose. Il avait agit sur une impulsion, du moins, il avait prit sa décision la veille et pour lui, c’était rapide, surtout avec une gueule de bois comme la sienne.

Logan déglutit, son esprit allant dans tous les sens, tandis que son corps lui, restait pétrifié sur le pas de la porte désormais close.
Comme il aurait voulu que les choses ne soient différentes.

Pour couronner le tout, il ne cessait de se demander comment allaient tourner les choses à partir de maintenant, c’était même ce qui l’obsédait le plus et qui avait accaparé son esprit depuis des heures.
Pourtant, une barrière de sécurité se dressait dans l’esprit de Logan, une barrière qui l’empêchait de laisser aller son imagination quant au châtiment qui lui serait réservé et qui lui permettait d’agir dans l’instant.

Et avant que cette barrière ne se rompe, il décida de se lancer :

« Bon… voilà… c’est moi » annonça-t-il de son habituel ton monocorde.

Ca avait l’air anodin et idiot dit comme ça, pourtant le plus dur restait à venir…

Voilà qui n’était absolument pas la réaction que Logan avait projetée.
Bien entendu qu’il parlait de la soirée cinéma plein air chez les Donnelly ! De quoi d’autre pouvait-il bien parler ? Pourquoi se tiendrait-il devant lui avec cette tête de six pieds de long si ça n’était pas pour l’enquête en cours ? Était-il complètement idiot ?
Nathaniel avait raison, son beau frère était étrangement lent par moment.
Non c’était faux et Logan le savait, Declan faisait son travail correctement et cette situation était assez bizarre pour que le doute ne vienne tout de même planer insidieusement. Sauf que cette question le prenait au dépourvu et qu’il ne sut pas trop quoi répondre d’autre qu’un :

« Bah… oui »

On peut dire qu’on est très loin du polar a suspense que Papa regarde le soir !

Effectivement, l’amateurisme de cette pseudo conversation en était presque désopilante, et si les enjeux n’avaient pas été aussi moches, peut-être que le jeune comptable du garage Redd se serait autorisé à sourire. Il n’était pas du genre expansif, mais lorsqu’on prenait du recule, il fallait avouer que c’était incongru.

Fronçant ses sourcils, le jeune homme déglutit péniblement avant de chercher comment enchaîner.
Il ouvrit la bouche à plusieurs reprises, cherchant ses mots. Il avait pré pensé un petit monologue concis mais clair avant de venir, et cette tournure inattendue l’avait désarçonné. Il ne lui falait pas grand-chose, mais pour sa défense, il avait bu la veille et s’accusait pour un crime qu’il n’avait pas commis et pour le quel il allait sans nulle doute payer très cher. Il y avait tout de même de quoi être désarçonné.

« C’est moi qui ai… qui ai taggué le mur de la maison et... et j'ai tout cassé » précisa-t-il encore, juste au cas où…

A la seule énonciation de cette phrase, le cœur de Logan se mit à battre encore plus vite qu’il ne le faisait déjà. Cette fois il l’avait vraiment dit et c’était fini, il ne pouvait plus changer d’avis, revenir en arrière, les jeux étaient faits.

« Je… j’vais avoir des problèmes ? » questionna ensuite Logan, inquiet concernant la suite des évènements et les décisions que devrait prendre Declan a son propos, sachant que lui aussi, connaissait pleinement tous les enjeux de ce conflit avec la famille Donnelly…

Non, finalement, c’était bel et bien Nathaniel qui avait raison.
Ce connard de Declan lui foutait la rage.
Pourtant Logan savait très bien que la réaction du Shérif était normale. Il savait qu’il serait en colère avant même d’avoir passé la porte du commissariat. Pourtant, toute cette situation n’était pas sa faute, et il allait morfler c’était certain, il y avait de quoi avoir la rage, et il ne pouvait s’empêcher de maudire Declan et son air si suffisant et sévère.
Pendant une minute, Logan avait été certain que son interlocuteur se levait pour lui en coller une. Depuis, il était complètement dos au mur et ne le quittait plus des yeux. Pour s’esquiver au moindre signe d’agressivité. Il était passé maitre dans l’art d’esquiver les coups même les plus vicieux. Nathaniel avait été un excellent professeur.

Et pourquoi voulait-il savoir si Logan en avait parlé à qui que ce soit ? Pourquoi cette question était-elle la première qu’il lui posait ? Quel genre de flic posait cette question en premier !?
Aucuns détails, aucuns « pourquoi », si un Redd se montre lui-même du doigt et s’accuse, alors c’est la seul fois où il a raison et ou sa parole n’est pas remise en doute.
Si Logan avait clamé être responsable de l’assassinat de Kennedy, Declan aurait sûrement déjà appelé les fédéraux. C’était bien arrangeant.
Logan le savait, il l’avait vu venir de très loin, mais le constater avec autant de clarté restait difficile à avaler.
Et en même temps, au fond, il s’en fichait. Pas vraiment, mais c’était rassurant de se le dire.

Pour toute réponse à la dernière question de son interlocuteur, Logan hocha la tête à la négative.
En parler à Nathaniel. Comme c’était stupide. Autant lui demander si il avait envie de se faire désarticuler ou écorché vivant. Ca aurait été tout aussi logique !

Et puis pour couronner le tout, quel immonde hypocrite, tu ne trouve pas ?

« Ca vous va bien de dire ça… un adolescent et une jeune femme… ça vous aurait pas arrêté si c’était lui qui vous avait demandé de le faire… c’est pas comme si ça vous était pas déjà arrivé… »

C’était sortit tout seul. Et on pouvait sentir pas mal de hargne dans son ton. Ca n’était pas sa spécialité, cela dit cette fois il n’avait pas pu retenir sa remarque. Il ne l’avait même pas formulé avant qu’elle ne s’échappe.
Ca n’était pas pour ça que ce n’était pas vrai, cela dit…

Logan baissa les yeux.
Après tout c’est vrai ça, à quoi il avait bien pu penser ? Quel était son mobile exactement ? Il n’en avait aucun. Mis à part Nathaniel avec qui les Donnelly avaient eut une dispute. M’enfin ça n’était pas assez, surtout qu’en vérité, il s’en fichait pas mal. Nathaniel était parfaitement en mesure de s’aider lui-même et de se sortir de tout ça tout seul, comme toujours.
Il n’avait certainement pas besoin d’un cousin stupide pour provoquer plus encore les frères !
Alors pourquoi l’aurait-il fait ?

La raison était évidente pourtant…

« … j’pensais pas… j’avais un peu bu, j’sais pas pourquoi j’ai fais ça… j’m’en souviens à peine » lança-t-il d’un ton a la fois las et acide.

C’était tellement facile que ça en devenait complètement risible. L’excuse était toute trouvée et crédible. Que demander de plus ?