L'arrivée de William avait marqué le début du coup de feu, et les commandes s'étaient enchainées. Elizabeth avait distribué sandwichs, gâteaux et sourires avec la constance et la gentillesse qu'on lui connaissait. Elle n'avait pas eu l'air différente de d'habitude, simplement elle-même. Pourtant, elle réfléchissait.

Elle réfléchissait à l'avenir. En avait-elle seulement un, finalement ? Qu'allait-il lui apporter ? Elle avait été bouffie de certitudes pendant 29 ans, s'était nourrie d'abord des faits, puis des espoirs que son aventure avec le Sherif avaient allumé. Et maintenant... Une adolescente paumée et jalouse de son père avait tout fait voler en éclats. Elle était sure d'une seule chose : elle n'était plus sure de rien. Elle avait espéré mener une vie quasi normale, se satisfaisant des "petites" demandes qu'on lui faisait. La perspective de construire une famille l'avait confortée dans ce choix. Mais finalement... N'était-ce pas William qui avait raison ? A quoi bon continuer dans la voie qu'on leur avait imposée ? La vie valait-elle d'être vécue si c'était pour finir seule, radotante, faisant des tourtes à la pâtée pour chat pour passer le temps à moindre frais ? Ou finalement pouvaient-ils faire... Autre chose ? Mais non... Quand les choses allaient bien, la vie était trop douce ici. Sans mort, sans maladie, sans manque d'aucune sorte... C'était folie que de vouloir y changer quoi que ce soit... l'avenir... Il se construirait d'une facon ou d'une autre...

Ainsi ses pensées tournaient-elles en rond pendant toute l'heure du repas, alors qu'elle servait aimablement ses concitoyens. Pourtant dès que la foule se fit moins pressante, elle laissa Colleen prendre le relai, et s'éloigna de la foule. Elle fit quelques pas seule pour finalement s'approcher d'une fontaine à eau. Elle se pencha pour boire l'eau fraiche. Elle s'essuya la lèvre d'un geste absent, les yeux rivés sur Declan et Suzanna visiblement engagée dans une discussion où la colère était contenue. La jeune fille secoua la tête dans un signe de dénégation et quitta son père d'un pas rageur. En la suivant des yeux, Declan croisa fugitivement le regard de l'épicière, mais ne s'attarda pas sur elle, baissant le nez d'un air coupable.
Elizabeth riva son regard sur la fontaine, repoussant sa masse de cheveux derrière son oreille et laissa sa main sous l'eau fraiche, la laissant s'engourdir, regardant ses doigts sans vraiment les voir, une seule question tournant dans sa tête : quel avenir ?

Et il avait de quoi être satisfait au vu de la hauteur du sursaut d'Elizabeth. Elle pensait être absolument seule et tranquille. Et surtout, elle était certaine que chacun des villageois présents était trop occupé pour venir l'importuner, y compris Nathaniel. Surtout Nathaniel. Elle n'avait jamais été à l'aise avec lui, et les plans de William avait rendu tout contact avec le garagiste encore plus inconfortable : si Elizabeth avait un talent certain pour cacher ses intentions - beaucoup en avaient fait les frais - , elle avait le sentiment que Nathaniel, lui, avait un don pour lire dans les pensées les plus secrètes, percant les barrières les plus soigneusement élevées. Le fait qu'il n'ait jamais rien soupconné entre Declan et elle - ou rien laissé paraitre - lui semblait d'autant plus étrange. Et même inquiétant, d'une certaine manière : s'il savait et n'avait rien dit, cela voulait dire qu'il préparait quelque chose. Or les plans de Nathaniel recelaient toujours un machiavélisme qui faisait froid dans le dos. Et si en prime il se doutait de ce que préparait William, avec sa complicité et celle de Declan, Clyde et Alicia... Elizabeth préférait ne pas y penser.

Elle se reprit donc rapidement pour ne rien laisser paraitre de son trouble et servit un sourire convaincant à Nathaniel.

" Je te remercie. Mais les voeux faits ici ne se réalisent pas, tu le sais bien... " Et c'était bien dommage, sinon elle aurait remonté le temps et renoncé à sa liaison avec Declan. La vie serait beaucoup plus simple sans cela. Sur cette pensée, elle ne réussit pas à se retenir de couler un regard en coin à son ex-amant, avant de replonger son regard dans la fontaine avec une insouciance feinte.

" A dire vrai, je pensais plutôt qu'un bain général serait sans doute plus indiqué avec cette chaleur que de rester à poser en plein soleil comme cette pauvre Kathleen. Logan est très doué, cela dit. "

L'épicière ne se sentait déja pas à l'aise à cause de son histoire ratée, se retrouver en présence de Nathaniel et sans prétexte pour s'éloigner ni tiers pour faire écran n'arrangeait rien à son inconfort. Elle était persuadée qu'il se doutait qu'il y avait anguille sous roche - rien ne lui échappait semblait-il, alors un complot dans son dos... Ou s'il ne savait rien, elle craignait de faire un faux pas. Etrange comme elle avait pu tromper son monde sans arrière pensée ni se faire remarquer, et comme pour le coup elle redoutait de faire une erreur fatale. Sans aucun doute cela tenait du garagiste... Mais elle avait un rôle à tenir, d'autant plus maintenant qu'elle avait plus ou moins accepter de suivre le plan de William, et il n'était pas question de tout faire rater.

Elle esquissa donc un petit sourire, le sourire coincé qu'elle réservait à Nathaniel : intimidé et craintif.

" Oui, je pense que tout le monde appréciera cette réouverture. Cette chaleur fait trop de ravages... Elle haussa un sourcil entendu, sachant qu'il savait fort bien de quoi elle parlait. " Mais l'avantage si l'on peut dire, c'est que la boutique se remplit bien : les gens viennent chercher un peu de fraicheur. Alors je ne compte pas fermer. Il faudra que je vois avec Charlie si elle veut prendre des vacances, et alors oui, je prendrai sans doute quelqu'un pour aider. " Quant à la deuxieme partie de sa phrase, elle fit figer le sourire d'Elizabeth, et elle blémit même légèrement. " Hem... J'imagine que Suzanna ne t'a épargné aucun détail de ce qu'elle pense savoir... "

Qu'est-ce qu'avait espéré Elizabeth en adressant la parole à Nathaniel ? Une conversation neutre, loin de leurs préoccupations du moment, alors qu'ils risquaient d'être entendu ? Un semblant d'humanité de la part d'un homme qu'elle savait n'en avoir aucune ? Elle était débile ou quoi ? Pourtant elle avait beau savoir que c'était Nathaniel tout craché, elle ne put néanmoins retenir un mouvement de recul, une expression de crainte dans le regard. Elle laissa même échapper un "non" à peine audible quand il évoqua l'alcoolisme à nouveau incontrôlé de son amant. Elle n'avait rien vu, alors oui, c'était sans doute ce qui la touchait le plus, d'autant qu'elle avait le sentiment que c'était peut être sa faute.
Elle avait envie de tourner les talons, mais elle savait que cela ferait que trop plaisir au garagiste. Elle se contenta donc de serrer les dents et de donner l'impression qu'elle était plus solide qu'elle ne se sentait réellement.

" Te concernant, tu ne me m'apprends rien. Je ne me souviens pas avoir jamais été convié à boire le thé chez toi, même pour la vitrine que tu aimes afficher. La conclusion est donc évidente... Pour le reste... " A nouveau, elle ne put masquer une lueur de souffrance dans son regard et une expression tout aussi triste, mais elle se reprit immédiatement. " Troubler ta précieuse sérénité n'a jamais été dans nos projets. Si Suzanna vous considère Lucinda et toi comme le meilleur secours qui s'offre à elle, je crois que tu ne peux t'en prendre qu'à toi-même, tonton gâteau... " Sa propre audace fit sonner des alarmes dans sa tête, mais il était trop tard pour faire demi-tour. Et puis finalement, à quoi bon ? S'il s'en prenait à elle, il réussirait sans doute juste à s'attirer plus les foudres des autres conjurés, et la donne pourrait fortement changer par ce biais. Et elle l'avait compris, elle n'avait plus rien à perdre, surtout si Declan se perdait à nouveau...
" Nous avons effectivement tous d'autres préoccupations que ce genre de problème, mais c'est pour pouvoir avoir ce genre de problèmes que nous nous chargeons de ces autres préoccupations. Même toi devrais comprendre que tout cela est indissociable. Alors épargne moi tes récriminations, parce que tout ceci n'a de sens que si Suzanna peut se plaindre de son père ou que d'autres peuvent faire et défaire leurs fiancailles ! Sinon autant aller se flinguer directement ! " Une vie pour une vie, le cycle éternel, tout ce foutoir... C'était sans doute la meilleure facon de voir leur malédiction. Mais en même temps, avec un pervers comme Nathaniel, cela revenait sans doute à souffler dans une dinde en espérant l'entendre chanter l'hymne national... Quant à Declan... Elle préférait occulter ce point précis, de peur de s'effondrer avant d'avoir pu laisser Nathaniel assez loin pour ne pas lui donner plus d'armes contre elle.

Parler de se flinguer à Nathaniel, il n'y avait pas plus idiot... C'était une invitation claire à mettre le feu à sa maison pendant la nuit... Elle n'aurait pas pu être plus maladroite, et ca ne lui ressemblait pas vraiment. En temps normal, elle savait se tenir, elle savait manier les jeux dangereux. Mais il lui semblait maintenant que tout lui échappait sans qu'elle n'y puisse rien changer. Tout ca parce que Declan avait changé sa vie. Deux fois. Et pour ca, elle n'était plus capable de faire ce qu'elle avait toujours fait. D'une certaine manière, cela la mettait plus en colère que triste.

Elle ouvrit la bouche pour couper Nathaniel, mais elle n'en eu pas le temps, et bien malgré elle, sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle les retint d'un léger clignement des paupières. Juste assez pour qu'elle ne coule pas, mais Nathaniel ne s'y tromperait pas.
Elizabeth avait juste envie de se précipiter pour lui arracher les yeux et sa langue de serpent. Mais d'une part, elle savait qu'il n'attendait que cela, et d'autre part, il y avait trop d'yeux pour voir et trop de langues pour commenter. Elle était une Pryde, et il n'était pas question de se donner en spectacle. Pas à cause de Nathaniel Redd.
Elle carra donc les épaules et leva le menton, elle sentait sa lèvre trembler, mais elle parla d'une voix plus assurée.

" Ce que tu penses n'a aucune importance, et puisqu'apparemment tu as des choses plus importantes à faire, je ne comprends même pas que tu perdes ton temps à parler à quelqu'un que tu méprises. J'ignore ce que tu espérais, mais tu ne l'obtiendras pas de moi. " Elle serra les lèvres avant de poursuivre. " Ou si tu as besoin de quelque chose, tu peux toujours le demander. Mais après ca, tu te doutes que je n'ai guère envie de te satisfaire... "

Elle savait qu'une fois qu'il serait parti, elle s'effondrerait. Mais elle devait tenir face à lui. Pas question de lui faire ce plaisir.

Elizabeth s'efforcait de contrôler sa respiration en attendant la réponse de Nathaniel. Elle ne voulait pas lui donner plus d'armes contre elle qu'elle n'en avait déja laissé. Pouvait-elle seulement trouver une parade ? Nathaniel ne donnait aucune aspérité, aucune faiblesse... Meme en imaginant qu'Elizabeth en soit capable, menacer Lucinda serait inutile : la jeune femme se doutait bien que l'épouse Redd était plus un outil qu'un amour sincère. Evidemment, réduire la cour du garagiste serait une bonne chose - ils avaient déja extrait Clyde de son influence, du moins c'est ce qu'il semblait. Mais menacer Lucinda était idiot. Rien ne semblait à même d'ébranler la personne qu'elle avait en face de lui.

La personne... En regardant Nathaniel, on pouvait en douter...

Elle vit l'expression de Nathaniel changer, arborer un regard, un sourire qu'elle ne connaissait que trop bien et qui fit s'emballer progressivement son coeur, lui fit perdre le contrôle qu'elle tentait de reprendre : le sourire qui l'empêchait de dormir, petite, quand le vent faisait gratter les branches contre les fenêtre et qu'elle s'attendait à voir entrer son ainé, une allumette à la main. Elle n'avait jamais pu se résoudre à expliquer à ses parents la raison de ses terreurs nocturnes, qui ne s'étaient apaisées qu'avec le temps et, soyons honnêtes, l'arrêt inexpliqué du harcèlement que Nathaniel lui avait fait subir.
Mais retrouver ce sourire maintenant ravivait les cauchemars qu'elle croyait disparus. A la différence prêt qu'elle savait désormais que ce n'était pas une menace en l'air. Elle sentit ainsi le sang quitter son visage. Elle devait être blanche comme la mort, haletante et prête à détaler comme une biche aux abois, reculant imperceptiblement. La seule chose qui la retenait de s'enfuir en courant était les gens réunis non loin de là.
Elle savait ce qu'il pensait : il croyait ne pas avoir besoin de tenir une arme pour la faire disparaitre... Il voulait qu'elle commette l'irréparable, pour satisfaire ses petits plans... Il l'en croyait capable, et n'avait qu'à moitié tort. Mais une part d'Elizabeth, qui avait encore le dessus, ne voulait pas lui donner la moindre satisfaction.
Elle déglutit donc péniblement, s'efforcant de rester calme et de masquer la peur qu'il lui faisait.

" Rien ? C'est bien ce que je pensais... " Elle le salua d'un signe de tête, tourna les talons et repris la direction du stand qu'ils tenaient, tachant de ne pas montrer la moindre précipitation
Elle savait que Nathaniel était un ennemi déja auparavant, mais les choses n'allaient-elle pas être pires désormais ?