Tout sourire, William observa sa fille se diriger vers lui tandis que le cheval sur lequel elle était perchée ébrouait sa crinière pour se rafraichir. Le Maire pouvait le comprendre, la chaleur était déjà accablante alors que le soleil n’était même pas encre à son zénith. La robe rousse de l’animal luisait de sueur et même les mouches avaient renoncés à lui voleter dans les yeux tant l’on cuisait ailleurs qu’à l’ombre. Le père de famille continua d’applaudir l’adolescente qui venait à peine de terminer sa démonstration d’équitation pour le plus grand plaisir des petites filles qui étaient venues s’amasser tout près pour observer l’animal courir et sauter au-dessus des quelques obstacles de fortunes installés pour l’occasion.

Une fois à sa hauteur, William agrippa la bride du cheval pour le maintenir à sa hauteur avant de relever ses yeux délavés sur la jeune fille. Ses joues étaient rougies de chaud et elle devait souffrir sous son casque mais elle semblait enchantée que tout se soit bien passé.

« Tu étais superbe »
« Merci » sourit Casey « J’ai eu un peu peur au niveau de la seconde barrière »
« Oui, j’ai vu qu’il a hésité un peu. Au final vous vous en êtes très bien sortis tous les deux » acquiesça Will en venant flatter le cou de l’étalon « Tu as soif ? »
« J’suis morte !! » confirma-t-elle en ôtant son casque.
« Le stand boisson vient d’ouvrir, je vais te chercher une limonade bien fraiche »
« Ca marche ! J’vais mettre Buster à l’ombre avec les autres et puis j’te rejoins. Lui aussi il a soif, hein mon tout beau ? »

William l’observa s’éloigner lentement tandis qu’elle continuait de faire la conversation au cheval et de le féliciter pour sa prestation en lui promettant une carotte. Une fois qu’elle se fut éloignée, le Maire se détourna légèrement pour faire face au fameux stand boisson qui se dressait non loin de là sous un arbre. Les gens s’y amassaient déjà, impatients de se désaltérer, mais il pouvait tout de même aisément voir Elizabeth s’affairer un peu à part. Il aurait préféré s’adresser à Colleen pour commander à boire, mais elle était déjà aux prises avec d’autres, des gobelets plein les mains. Ne restait que Nathaniel…. Inutile de dire qu’entre lui et l’épicière, son choix était vite fait. Il se dirigea donc vers la petite brune et la salua d’un sourire sobre et d’un bref signe de tête.

La dernière fois qu’ils s’étaient croisés, les choses ne s’étaient pas exactement déroulées comme il l’aurait espéré. Il avait cru pouvoir mettre Elizabeth de son côté mais celle-ci semblait beaucoup moins réceptives à ses idées de révoltes qu’il ne l’avait pensé. Déçu, il l’était, mais en même temps, tout n’était pas perdu et même s’il redoutait qu’un malaise ne s’installe entre eux, il n’entendait pas changer d’avis pour se ranger au sien.

« Bonjour Elizabeth... » fit-il, l’air de dire ‘vas-tu me parler ou me bouder ?’.

Le sourire crispé que lui accorda Elizabeth l’amusa presque. Il s’était attendu à une réaction du genre, et au final, c’était plus qu’une réaction du genre c’était très exactement ce qu’il s’était imaginé. Tellement fidèle que finalement, son sourire à lui était sincère, sans être moqueur évidemment, puisque c’était loin d’être son style. Il était logique de toute manière que l’atmosphère soit un peu pesante entre eux, et se trouver devant elle mettait en évidence ses regrets par rapport à cela. Il avait sincèrement vu en elle une alliée de poids et se retrouvait désagréablement surpris, et surtout très déçu, de ses réticences envers ses projets.

Croisant ses deux mains devant lui, il tourna la tête quelques instants vers sa fille qu’il pouvait voir au loin, près de l’enclot de fortune aménagée tôt ce matin pour leurs chevaux dans le parc. L’adolescente enlevait son casque après être descendu de l’animal, et de loin il pouvait voir sa bouche s’agitée tandis qu’elle continuait de faire la conversation à son étalon.

« Elle a été parfaite, comme d’habitude. Ne lui en déplaise, elle est exactement comme sa mère : jamais un seul faux pas. Je ne sais pas comment elles font » ajouta-t-il en reportant son regard sur l’épicière.

Il se racla la gorge, délaissant son demi-sourire détendu pour une mine plus neutre de circonstance. Vu l’endroit, ils ne pouvaient guère évoquer le moindre sujet délicat ou fâcheux, mais certaines choses pouvaient tout de même être glissée discrètement, si c’était fait à l’abri des oreilles indiscrètes. D’ailleurs, le Maire vérifia d’un coup d’œil où se trouvait Nathaniel, et le voyant occupé à sa tâche, choisi de se lancer malgré tout :

« Je suis simplement venu chercher de quoi se désaltérer pour Casey. Je tiens à éviter Douglas pour la journée » expliqua-t-il en désignant l'autre stand, grimaçant au souvenir cuisant du coup que le barman lui avait mit en plein dans la mâchoire la dernière fois qu’ils s’étaient croisés… « J’espérais te croiser de toute manière. Notre dernière discussion ne s’est pas exactement déroulée comme je l’avais espérée mais tout le monde était à cran ce soir-là. J’espère simplement que le dialogue n’est pas totalement clos… »

William pouvait sentir le malaise émaner de la frêle épicière aussi clairement que s’il l’avait vu s’échapper de chaque pore de sa peau. Il fallait dire aussi qu’il avait toujours été de ceux qui préfèrent écouter, décortiquer et observer plutôt que le reste, et cette espèce d’empathie, il l’avait développé avec l’âge, et sa fonction de Maire l’y avait grandement aidé. Mais pas seulement. Ils avaient toujours tous vécus dans le secret, ils avaient tous été drillé au mensonge. Et pour mentir au mieux, il fallait être un bon juge de la nature humaine, et la comprendre. Savoir interpréter les signes lui venait naturellement.

Alors bien sûr qu’il comprenait Elizabeth et le mitigé flagrant de sa réaction, mais cela ne l’empêchait pas d’éprouver une espèce de déception. Il comprenait aussi que la jeune femme refuse de se jeter à corps perdu dans l’inconnu, surtout lorsqu’ils ne disposaient encore d’aucun vrai plan comme elle le faisait très justement remarquer. Lui non plus n’aimait pas cela, lui aussi craignait le pire, craignait les retombées, une punition, mais avait-il le choix ?

Oui, évidemment qu’il avait le choix, ils avaient toujours tous eut le choix, ils pouvaient obéir, perpétuer leur sinistre tradition, ou ils pouvaient se rebeller, dire non, et tout ceux qui avaient osés faire ce choix là en était mort. Mais n’était-il pas possible de se servir de ces précédentes expériences pour ne pas refaire les mêmes erreurs ? Essayer de passer entre les mailles si serrées du filet ? William seul n’arriverait fort probablement à rien, mais s’ils s’unissaient tous pour faire bloc ? S’ils frappaient tous du poing sur la table, à l’unisson ? Que se passerait-il ? Il ne pourrait décemment pas tous les tuer, n’est-ce pas ? …

Il ignorait la réponse car encore une fois, il plongeait dans l’inconnu. Mais il sentait que c’était son devoir de le faire et se sentait bien seul lorsqu’il réalisait que personne ou presque ne souhaitait porter ce poids-là avec lui.

« Je vois, et crois-le ou non mais je comprends… » souffla-t-il sobrement, sans trop laisser transparaitre ses questionnements intérieurs « Je comprends mais je ne cautionne pas… car l’avantage avec les chevaux sauvages, c’est qu’ils sont libre » et il avait expressément insisté sur ce dernier mot, qui cernait en soit tout le problème.

La sécurité des chaînes, ou l’inconnu de la liberté.

Plus il dévoilait aux autres ses réelles intentions vis-à-vis de toute cette situation, plus il réalisait qu’en vérité, le seul réel choix qu’il avait à faire était celui de se résigner ou pas. Se résigner à agir seul, ou ne pas agir du tout. Car de toute évidence, personne mis à part Alicia n’était enclin à lui prêter main forte. Ni aucun des Redd, ni Elizabeth qu’il estimait pourtant beaucoup, ni même Declan qui était son plus vieil ami mais qui semblait se désintéresser de tout depuis quelques temps.

Et bien cas cela ne tienne, de toute façon, il avait déjà commencé à chercher ses alliés ailleurs. D’abord il s’était tourné vers David, son garçon de ferme, et même si le jeune homme n’avait pas autant de poids dans la balance qu’une Pryde ou un Spelling, il était d’une aide précieuse et d’un soutien certain. Et puis… il y avait les Donnelly bien sûr. Puisque personne ne voulait l’aider dans sa tâche, on ne pourrait pas lui reproché de s’être tourné vers l’unique autre solution possible. Fort de cette pensée, William se rembruni légèrement tandis que l’épicière remplissait le verre destiné à sa fille de citronnade fraiche.

« A vrai dire, non, je n’le sais pas. Et toi non plus d’ailleurs » répliqua-t-il d’une voix sourde pour être le plus discret possible, ses lèvres remuants à peine « Que savons nous réellement à propos de Lui de toute manière ? Pas grand-chose, pratiquement rien. Tout juste les histoires de nos grand-mères. Si c’est ainsi que tu veux vivre ta vie entière, grand bien te fasse, mais moi je me suis lassé de tout ça. Et une bonne fois pour toute » affirma-t-il en ciblant ses yeux noisettes sans ciller.

Ce n’était pas non plus du défi, juste l’assurance de ce qu’il affirmait.

C’était assez inespéré et William en fut presque prit au dépourvu, mais d’un seul coup, le ton de la conversation venait de changer. Avait-il touché un point sensible ? Quel était l’argument qui avait soudainement fait pencher la balance ? Difficile à dire. Mais il venait clairement de percevoir une ouverture se profiler devant lui et il n’allait certainement pas hésiter à s’y engouffrer derechef. S’il y avait ne serait-ce qu’une petite chance de faire de l’épicière l’une de ses alliés, ou tout du moins, un soutien qui pourrait se montrer déterminant en cas d’infortune, il comptait bien la saisir. Depuis qu’Elizabeth avait reprit la suite de ses parents parmi eux et assumé les responsabilités du secret qui incombait à sa famille, elle avait bien souvent joué leurs yeux et leurs oreilles. La jeune femme avait toujours eut cette facilité social et ce sourire chaleureux qui lui accordaient la confiance de ses voisins, ainsi que leurs confidences. Un tel atout n’était jamais à négliger.

William ne pouvait pas non plus passer à côté du pragmatisme évident dont faisait preuve son interlocutrice. En résumé, ce qu’elle était entrain de lui dire, c’est qu’elle ne s’investirait et ne croirait vraiment à sa cause que si elle obtenait la preuve d’une éventuelle chance de réussite. Il ne pouvait clairement pas la blâmer pour cela.

« Je sais tout ça » acquiesça-t-il en toute connaissance de cause, son regard déviant bien malgré lui vers Casey qui s’entretenait maintenant avec Suzanna, Aidan Donnelly et une autre jeune fille qu’il ne prit pas le temps d’observer « J’ai longuement réfléchi aux risques. Je tente ma chance tout de même »

Maintenant qu’il la sentait un rien plus réceptive, il était diablement tentant de continuer d’argumenter, pour essayer de la convaincre plus encore, la conforter dans son idée. Mais les conditions ne s’y prêtaient guère et ce qu’ils faisaient actuellement était déjà dangereux. Il ne pouvait décemment pas s’étaler sur les raisons de ses décisions au beau milieu de cette foule aux oreilles indiscrètes.

« Une faiblesse c’est exactement ce que j’espère trouver. S’il protège ses intérêts et ses petits secrets avec tant d’ardeurs, c’est parce que justement, il y a certainement quelque chose à découvrir. Sinon quel intérêt de nous laisser dans le vague de cette manière » ne put-il tout de même s’empêcher d’ajouter.

Malheureusement Elizabeth n’eut pas l’occasion de répliquer quoi que ce soit, le laissant frustré et sur sa faim. Une groupe de petites retraitées venaient de faire irruption tout à côté d’eux avec une évidente envie de tarte à la pomme.

« Bien » reprit William d’un ton plus fort « merci pour la citronnade Elizabeth,… et le reste » ajouta le Maire d’un regard entendu, avant d’adresser un large sourire poli aux quelques vieilles dames qui s’amassaient déjà autour d’eux.