Les choses se passaient pour l’instant à merveilles, mais Kathleen ne pouvait s’empêcher de se triturer les méninges et elle courait d’un bout à l’autre du parc depuis l’aube pour s’assurer que tout était en place, que tout était parfait. De temps à autre, quand son estomac devenait trop douloureux ou qu’elle se sentait proche de la nausée, la jeune femme mettait à exécution les exercices de respiration qu’Aidan Donnelly lui avait apprit la veille, lors de leur répétition pour le show du soir. Ce garçon était surprenant. Un talent à l’état brut, très bavard, à la limite de l’hyperactivité, et pourtant il paraissait d’une extrême fragilité, comme si la moindre rafale était capable de le faire décoller, disparaitre à jamais. Et bien qu’il ait passé le plus clair de leur temps ensemble à lui sourire, elle ressentait une certaine tristesse émaner de lui et assombrir ses yeux clairs, comme s’il portait le poids du monde sur ses fines épaules. Elle s’était sentit idiote d’être celle qu’il devait rassurer en permanence. Elle s’était surtout sentie à nouveau cruellement coupable pour l’acte odieux qu’elle avait commis dans la maison qu’il occupait sur East Jefferson…
Chaque exercice de relaxation qu’elle effectuait la ramenait à sa culpabilité et n’arrangeait son était qu’à moitié. Au moins se sentait-elle assez coupable pour se remettre au travail dare-dare pour épier ses fautes.

En parlant de faute… au fil de ses déambulations, Kathleen avait finit par se retrouver face au stand de restauration dans lequel s’activait, à l’abri du soleil, Colleen, Nathaniel et Elizabeth, chargés d’assurer le service du midi. Après un moment d’hésitation, elle avait fini par se décider à s’insérer dans la queue pour obtenir quelque chose à avaler. La standardise avait l’estomac trop noué pour s’empiffrer, mais elle savait que le stress, mêlé à la chaleur et l’agitation la conduirait au malaise si elle n’avalait rien.
La brune avait prévu de réfléchir à son discours durant le moment (long à la vue du monde qui s’entassait devant le kiosque) qu’elle passerait à patienter pour pouvoir passer commande, mais les habitants, dans leur grande gentillesse, l’avait tous laissé passer en la reconnaissant. Elle était l’organisatrice après tout et devait être débordée selon eux. C’était vrai mais ça n’arrangeait pas vraiment ses affaires en l’occurrence.
Elle se mit à espérer être servie par Nathaniel ou l’épicière, mais le destin en avait décidé autrement et c’est face à Colleen qu’elle se retrouva bien entendu… Rouge écarlate et moite de transpiration.

« B-bonjour Colleen » la salua-t-elle en essayant d’aborder le ton le plus neutre possible, faisant apparaitre un sourire sur son visage crispé « Comment vas-tu ? Tout se passe bien pour vous ici ? Pas trop débordée ? »

C’était une question totalement stupide, les gens ne cessaient d’affluer, même si les repas avaient commencé à être proposés à partir d’onze heures. Le regard de Colleen se posa d’ailleurs sur le monde qui patientait encore derrière la standardiste.
Mais il fallait bien commencer quelque part, non ?

Bien sûr qu’elle était là pour cela, sa question était stupide et elle l’avait su au moment où les mots franchissaient ses lèvres. Colleen ne lui avait cela dit pas rit au nez en l’entendant, même si elle la prenait clairement pour ce qu’elle était. La postière de service au stand de restauration pour une partie de la journée avait donc répondu sobrement, avant de lui renvoyer la balle, sans y mettre beaucoup de conviction. Mais pouvait-on vraiment la blâmer ?
S’il y a quelques temps encore, Kathleen était jalouse de la jeune femme, à présent elle éprouvait plus de pitié pour elle qu’autre chose. De la pitié et évidemment un soupçon de remord à son égard…
Elle avait été la première à la traiter de trainée en pleine rue, devant son ex-fiancé et Logan, et même si effectivement Colleen était plutôt libertine et avait des pratiques différentes des siennes, elle réalisait à présent que la juger avait été aussi mesquin qu’injuste et déplacé. Ce qu’elle faisait ne regardait qu’elle et son…enfin en l’occurrence ‘ses’ partenaires, si on écoutait les rumeurs. Et sur le compte de la postière, le moins que l’on pouvait dire était qu’elles allaient bon train. La faute à Calvin qui l’avait publiquement calomniée, mais c’était elle – Kath n’arrivait pas à s’ôter cette idée détestable de la tête – qui avait jeté la première pierre.

Elle voulait trouver un moyen de se faire pardonner et d’apaiser un peu les tensions entre elles, mais comment s’y prendre au juste ? Les graysoniens les pensaient rivales et elle avait même eu vent de pari sur leur compte et celui de Grifith pour savoir qui réussirait à lui mettre le grappin dessus pour de bon. Selon eux, l’une comme l’autre avaient des arguments, tous plus dégradants les uns que les autres. Kathleen ne se sentait pas de taille contre Colleen sur bien des points en tout cas, mais elle ne doutait plus de l’affection que l’adjoint pouvait lui porter. Grifith était un homme bien et il ne jouerait pas avec elle comme son père tentait de lui faire croire. Il avait des valeurs et c’était un gentleman ! Il était charmant avec elle et plus la standardiste apprenait à le connaitre, plus elle l’appréciait. Lui n’ne était peut-être pas encore à avoir des sentiments amoureux, mais ça viendrait. Ca viendrait si Colleen lui en laissait l’occasion et lui laissait, à elle, le temps de le charmer.
A présent, Kath espérait être en assez bons termes avec la postière pour pouvoir lui demander ce qu’il en était de son côté et surtout, où elle en était par rapport à ses sentiments. Etaient-elles en compétition comme le pensait les gens ou bien en avait-elle fini pour de bon avec Grifith ? Et si oui, pourquoi continuer de vivre sous le même toit que lui ?

« J’ai un peu de pression avec tout ça, mais je pense que les gens s’amusent alors pour l’instant, ça va » sourit-elle avant de baisser les yeux en direction des plats entamés disposés un peu partout et composant un buffet plutôt garni « Je vais te prendre un peu de ça et… pourrais-tu me mettre un peu de salade ? Celle qui est juste là, avec le maïs » sourit-elle en désignant les saladiers à la jeune femme qui se mit au travail.

Le silence s’installa entre elle et, pendant qu’elle se faisait servir, Kathleen remarqua que tous les regards étaient presque subtilement tournés vers elles deux… Peut-être qu’on ne l’avait pas simplement fait passer en priorité parce qu’elle était responsable de l’évènement en fin de compte. Ses voisins pouvaient parfois être de véritables commères.
Se sentant piquer un fard, Kath reprit finalement la parole, après s’être raclée discrètement le gorge.

« Je crois que la relève ne devrait plus tarder à se faire… Il y a certains stands que tu tiens à voir ? » demanda-t-elle histoire de faire la conversation.

Elle-même devrait se présenter à celui de Logan à l’heure de la relève (à savoir deux heures de l’après-midi), afin qu’il fasse son portrait devant tous ceux qui passeraient par là...

« Tu as déjà visité celui de ta mère ? Elle présente des herbes et de l'encens, non ? »

Les choses ne se passaient pas aussi bien que Kathleen l’avait espérée et la postière restait évidemment sur sa réserve, distante. Mais comment lui en vouloir après tout ce qui s’était passé entre elles ? Tout ce qui, en réalité, continuait de se passer puisque Grifith restait et resterait peut-être toujours un obstacle entre elle deux, un objet de convoitise commun. Un objet que Colleen avait décidé de jeter, non ? Mieux valait ne pas aborder ce sujet dès la première approche. Et puis l’idée de se battre pour l’adjoint du shérif, se savoir en compétition ne l’enchantait pas vraiment. Personne ne voulait avoir d’ennemi et son but n’était certainement pas de rendre son interlocutrice actuelle malheureuse en obtenant gain de cause à la fin de leur pseudo-lutte.

Kathleen n’avait jamais envisagé de devenir amie avec Colleen. Depuis toute petite, elle l’enviait d’être si appréciée, si sûre d’elle et libérée. Elle lui enviait également son amie Charlie et avait très vite eut conscience qu’elle n’était pas comme ces deux filles là et n’appartiendrait jamais à leur cercle très fermé. Ca avait été douloureux les premières années, surtout quand le duo était devenu un trio comprenant Grifith, mais elle s’y était faite.
Et aujourd’hui, c’était après elle que l’adjoint courrait, Charlie et Colleen étaient, selon les rumeurs brouillées, et Kath avait enfin l’impression que la chance lui souriait… pourtant, elle n’en ressentait aucune satisfaction. Bon, peut-être un peu de satisfaction, c’était humain, mais elle voulait à présent que tout le monde soit gagnant. Elle voulait parvenir à s’entendre avec Colleen et pas lui faire vivre ce qu’elle-même avait vécu, cette impression affreuse d’être rejetée, seule au monde…

Mais soudain, la postière fit un pas vers elle. Un pas imaginaire bien sûr, mais l’effort était assez notable pour arracher un sourire un peu plus confiant à la brune qui attendait d’être servie.

« Merci. Je suis contente que tout se passe aussi bien… Avec les récents évènements, je craignais…des…débordements »

Ok, aborder le sujet des débordements devant Colleen qui avait été la malheureuse victime de Calvin Douglas (c’était sa faute, elle avait lancé la première pierre !) lors de la petite émeute du drugstore n’était pas très délicat. Mais elle était la reine des gaffes après tout, ça n’était plus un scoop personne.
La jeune femme entendit quelques personnes chuchoter dans son dos et se raidit encore un peu, espérant que la postière n’entende rien de son côté du stand...

« Enfin je suis contente que tout le monde y trouve son compte ! » lança-t-elle un ton plus haut, pour couvrir la rumeur des conversations qui s’élevaient ça et là et concernaient toutes les évènements du bar « Tu as vu Logan ? Il est passé manger quelque chose ? Il doit animer un atelier cet après-midi mais je ne l’ai vu nulle part… »

Elle était totalement stupide ou quoi ? Après le sujet drugstore, voilà qu’elle parlait de Logan, devant qui elle avait traité Colleen de trainée, avant de la surprendre en train de s’envoyer en l’air avec lui dans les toilettes du musée… Qu’est-ce qui ne tournait pas rond chez elle ?

Kathleen déglutit péniblement, faisant apparaitre un sourire un peu crispé sur son visage qui devait pâlir un peu plus à chacune des interminables secondes qui s’écoulaient… Elle abordait tous les mauvais sujets avec la postière et ça n’était pas comme ça qu’elle allait lui faire comprendre qu’elle n’aspirait qu’à une trêve et ne souhaitait pas l’enfoncer.

« Oh je ne m’inquiète pas tellement, je sais qu’on peut lui faire confiance » bredouilla la standardiste avant de retourner à son mutisme, laissant Colleen terminer de la servir.

Effectivement, une part d’elle-même savait qu’elle pourrait compter sur Logan. Après tout, il avait déjà fait beaucoup pour son compte par le passé et continuait de la surprendre. Sauf qu’une petite voix venait contrebalancer sa belle assurance, lui répétant qu’elle n’était qu’une imbécile trop naïve et que personne ne pouvait compter sur un garçon avec le genre de réputation qu’avait le comptable. Un alcoolique, lâche, bagarreur.
Un artiste ! Voulait-elle répliquer avec conviction, sauf qu’elle n’avait fait qu’entrapercevoir cette part de lui, toute nouvelle. Peut-être était-il plus dégonflé que dessinateur, plus apte à fuir et se cacher qu’à affronter les foules. Kath pouvait tout à fait comprendre, étant elle-même d’une nature introvertie.
Et si elle lui en avait trop demandé ? Peut-être qu’elle prenait trop de choses pour acquises avec lui…
Dans tous les cas, ça n’avait rien à faire avec Colleen qui lui faisait face et attendait une réponse à sa dernière interrogation.

« Peut-être qu’on pourrait déjeuner ensemble »

Un silence pesant s’installa soudaine et il fallut de longues secondes à la jeune femme pour réaliser que c’était bien elle qui venait de s’exprimer ainsi. C’était sa voix et en même temps, c’était comme si la phrase avait été soufflée par quelqu’un d’autre. Quelqu’un de vraiment stupide…

« Je veux dire… Après ta pause… Je veux dire… Je n’ai commandé que des plats froids alors je pourrai attendre et on pourrait… tu sais… parler de tout et de rien. Si tu ne veux pas je comprendrais. Tu as sûrement quelque chose de prévu de toute façon ! Oui, je suis bête, tu dois probablement manger avec Charlie ou…ou ta mère »

Elle avait naturellement voulu parler de Grifith mais s’y était refusé. Les imaginer pique-niquer ensemble lui aurait soulevé le cœur, lui aurait remué les tripes, l’aurait rendue folle de rage. D’ailleurs, c’était déjà un peu le cas et sa gêne laissait peu à peu place à un genre d’expression défiante…

Voilà que ses craintes se matérialisaient, sans qu’elle ne puisse rien y faire. Le pire étant que Colleen semblait retirer un plaisir non dissimulé à évoquer son petit tour avec son EX-fiancé dans le parc… Voulait-elle qu’elle réagisse ? Etait-ce de la provocation pure et simple ? Une manière de l’humilier devant tout le monde, la remettre à sa place ?
Kathleen eu besoin de prendre une grande inspiration pour ne pas réagir au quart de tour, elle qui d’habitude ne parlait jamais sans avoir tourné au minimum trente-quatre fois sa langue dans sa bouche pour ne froisser personne et ne pas commettre d’impair. Ce temps de réflexion muet lui permis de se souvenir qu’elle-même avait beaucoup gaffé depuis le début de cette conversation étrange et pleine de maladresse. La standardiste réalisa également qu’en fin de compte, son interlocutrice n’avait peut-être pas parut si réjouie en parlant du tour qu’elle prévoyait de faire avec Grifith…
En plus de cela, les compliments que lui faisait la postière paraissaient sincères et elle se sentait coupable de l’accuser de mesquinerie juste après lui avoir proposé un cesser le feu.

« Je ne sais pas si ça se passera aussi bien que tu le dis, mais j’espère que tout le monde sera effectivement content de sa journée et je te remercie » sourit-elle simplement

Le silence s’étira ensuite entre les deux jeunes femmes et Kathleen put capter quelques remarques un peu déçues, d’autres approbatrices de leur maturité dans son dos. Beaucoup n’en avaient pas eu pour leur argent mais Kathleen s’en moquait. Elle resta planté un petit instant encore devant le stand, son plat à emporter dans les mains, puis finit par se décider à mettre les voiles.

« On aura certainement l’occasion de se recroiser alors je te dis à plus tard. Bonne continuation et merci encore » conclut-elle dans un hochement de tête faisant office de salut.

Elle se détourna ensuite, se frayant un chemin parmi ses voisins et s’immobilisa un peu plus loin, réfléchissant au meilleur endroit où consommer son repas. Sauf qu’en réalité, ce qu’elle était en train de faire, c’était évidemment chercher l’adjoint du shérif dans le parc pour devancer Colleen…