L’expédition se décida le midi même lorsque James revenait de son premier quart de travail de nuit, faisant un dernier arrêt avant de prendre un peu de repos dans sa chambre d’hôtel. Il venait tout juste de terminer sa formation en tant que gardien de sécurité du petit musée d’Edgerton –emploi qu’il ne se dénicha qu’une semaine avant de déménager au Missouri- et son patron lui accorda quelques jours de congés histoire de bien assimiler le peu qu’il lui avait enseigné sur l’endroit paisible.

Ce dernier arrêt était une petite station-service des plus ordinaires à laquelle James refit le plein pour sa Jeep, mais ce qui rendit cette étape particulière fut les parcelles de conversations que l’ancien policier pu surprendre entre deux hommes à la caisse. Un client d’âge connaissait apparemment le commis et débuta la conversation en lui parlant d’un beau-frère malade qu’il allait visiter sur son lit de mort dans une petite ville à des kilomètres de là. Lorsque le client se vanta d’être le plus robuste et en santé de sa famille, James ne l’écoutait que d’une oreille, occupé à se sélectionner des articles pouvant lui servir de repas.
Il fut cependant interpellé lorsque le commis demanda des nouvelles de Grayson, et il décida de tendre l’oreille. L’homme bavard jeta un coup d’œil méfiant autour de lui et baissa sensiblement le ton, la conversation devenant que peu intelligible pour James. Cependant, les mots qu’il saisit furent suffisants : « problèmes avec le barman » et « un certain Donnelly »…

Son instinct lui souffla qu’il n’y avait pas une centaine de Donnellys dans ce petit village, d’autant plus que ses sources lui assurèrent que sa cible s’était déplacé avec une bonne part de sa famille. Ce qui attirait le plus son attention était la relation entre les deux mots : un Donelly barman, causant des problèmes… Parker connaissait par cœur le peu de dossiers qu’il put accumuler au sujet de sa cible, et en sachant ce qu’il savait sur sa fréquentation de pubs en tout genre et sa propension pour les ennuis, cela ne pouvait être que « lui »…

Enthousiasmé par l’idée, James abandonna sur place sa sélection et, ayant déjà payé pour l’essence aux bornes même, quitta les lieux avec empressement. Il entra en trombe dans sa chambre, prit une douche rapide et enfila un ensemble plus décontracté –t-shirt bleu à imprimé, jeans et baskets- avant de repartir en vitesse, sans même prendre la peine de se reposer ou se nourrir. Pas le temps pour cela, il devait savoir, il devait s’assurer qu’il s’agissait bien là d’une façon de prendre contact bien plus approprié que de simplement frapper à la porte de cette personne. Il reprit la route, cette fois en direction de Grayson.


Parker pénétra le seul endroit en ville pouvant faire office de bar, cette boutique hybride où les premiers mètres présentaient divers rayonnages de produits avant que la section à comptoir ne soit entièrement à vue. Il se déplaça vers le fond du bâtiment en tentant de paraître le plus naturel possible, son regard scrutant déjà les multiples places assises avec attention. Malgré le drôle de quasi-silence qui régnait et le fait qu’ils étaient en plein milieu de l’après-midi, quelques hommes plus ou moins âgés buvaient à des tables, la plupart en couple. Déjà un d’entre eux le repéra et le dévisagea longuement, une drôle d’expression farouche au visage qui laissa James dans le doute un instant.

Cependant, son esprit fut occupé à tout autre chose lorsque le bar lui apparut : cela faisait un étrange effet de voir une personne en vraie après n’avoir pu poser les yeux que sur quelques photographies de qualité douteuse. Parker ne se fut pas trompé dans ses déductions : Samuel Donnelly jouait bien le rôle de barman dans cet établissement. James pouvait difficilement espérer une meilleure façon d’approcher régulièrement une personne pour gagner sa confiance sans trop l’effaroucher. Après tout, la blague populaire voulait que la barmaid soit la femme la plus approchable d’un bar puisqu’elle ne pouvait quitter l’endroit : le principe demeurait le même sans chercher la moindre relation amoureuse…

L’ancien policier déploya un effort considérable pour cacher son enthousiasme et garder un air nonchalant, prenant une grande inspiration afin de remettre de l’ordre dans ses idées : il devait garder la tête froide et embrayer en mode « professionnel » s’il ne voulait pas tout foirer. James adressa un sourire sans joie et un signe de tête en guise de salutation lorsqu’il fut à portée de Donnelly –ce dernier l’observant déjà depuis un moment- puis prit place au comptoir.

« Un Johnny Walker, Red Label s’il-vous-plait » Commanda-t-il pour commencer.

Son esprit roulait à vive allure, repassant en bande sa petite histoire pratiquement fabriquée de toute pièce et ce qu’il se remémorait des informations accumulés sur son sujet d’étude. Mais malgré cette frénésie mentale, James ne laissa pas tomber une seconde ses réflexes d’agent de la paix : depuis sa procession jusqu’au bar et maintenant encore, des regards demeuraient rivés sur lui, de vrais voyants lumineux brûlant les rétines d’un message fatidique. Ce message était le suivant : il n’était pas le bienvenue dans l’établissement. Et peut-être plus encore à vrai dire : il y avait un comme un aura de tabou entourant les nouveaux venus, ce n’était pas que du mépris envers les engourdis des villes, c’était quelque chose de plus viscéral et agressif…

Ou du moins c’était ce que cette poignée de client l’observant avec attention lui donnait comme impression depuis qu’il aperçut le grand miroir posé au mur devant lui. Alors que Donnelly préparait sa commande, le regard exercé de James eut analysé tous ceux aux tables que l’angle de vue et son champ de vision lui permettaient de voir. Cela ne comptait pas réellement pour de la paranoïa s’il regrettait de ne plus avoir son arme de service, tenta-t-il de se convaincre mentalement : il eut assisté à bon nombre de situations encore plus explosives dans des pubs bien plus calme que celui-ci après tout.
Peut-être l’endroit avait une certaine réputation et de certaines règles non-écrites qu’il venait malencontreusement de briser? Tant pis, James n’était pas ici pour faire plaisir à de vieux étrangers bourrus à bien y songer.

Parker laissa momentanément tomber les coups d’œil scrutateurs et prudents lorsque Donnelly lui refit face et déposa quelques items devant lui. Le nouveau venu fut quelque peu surpris du service et de la générosité d’un barman supposé le voir pour la première fois. Comme Donnelly ne lui semblait pas être de ce genre de personnes qui se liaient d’amitié et gâtait tous les gens qu’ils rencontraient, du moins d’après ce qu’il put comprendre des dossiers, James cru un instant être mis à jour. Avait-il un accent facilement identifiable en quelques mots? L’avait-on prévenu qu’un type comme lui rôdait dans les parages? Est-ce que Donnelly lui faisait de belles manières pour se moquer de lui avait de renverser les rôles du chasseur et du chassé?

« Merci » Glissa James sobrement tout en sortant quelques billets de son portefeuille pour payer et laisser un pourboire respectable.

Non, cela devait être son imagination : il ne venait que de commencer ses errances et restait bien à l’écart, donc personne n’avait pu avertir qui que ce soit de quoi que ce soit et ses raisons d’être ici étaient trop extraordinaires pour être aussi facilement devinées. Pour ce qui est du fait d’être étranger, James du avouer que cela devait être évident après tout… Si en fait une petite canaille comme Donnelly sympathisait avec un nouveau venu, cela devait être parce que son existence dans ce village n’était pas tout rose, songea James.

« Eh bien, quelle hospitalité! » Débuta-t-il sur un ton moqueur mais assez discret pour ne pas être entendu par les autres clients, buvant une gorgée de son verre.

Le scotch n’était pas même dilué qui plus est, il put donc savourer la douce morsure de l’alcool avant de poursuivre : « À voir l’accueil par les habitués, j’ai cru un instant qu’vous alliez me mettre à la porte avec un coup de pied au cul… C’est pour défaire le stéréotype sur les habitants des bourgades de campagne tout cela? »

Il désigna les cacahouètes d’un signe du menton, un sourire en coin à la gueule. James fit exprès de prétendre croire que le jeune barman était un natif : si Donnelly mordait à l’appât, ils auraient un sujet de conversation mine de rien.


(ooc: désolée, je dois avoir une diarrhée mentale: tout ce que j'écris c'est de la merdde... Comme ce jeu de mot par exemple XD)

James sourit en coin à la réplique de Donnelly au sujet de l’histoire de le virer du bar : c’était un jeu d’esprit, facile à réaliser mais tout de même un jeu d’esprit. Qui sait, peut-être que la croyance commune de la culture policière voulant que les petites frappes soient abruties était en partie fausse pour ce spécimen en fuite… Il était peut-être trop tôt pour juger de ceci, bien que l’ancien agent de la paix ne s’adonna pas à l’imprudence pour autant : son brin de paranoïa lui indiqua bien clairement de ne jamais sous-estimer un homme, encore moins lorsque tout paraissait aller comme sur des roulettes.

Il porta son verre a ses lèvres une fois de plus mais dut s’interrompre au deux tiers du chemin : il ne put s’empêcher de ricaner en entendant ce que Donnelly pensait de son employeur dans ce bar, secouant légèrement la tête avec une certaine incrédulité drapée d’amusement. Pour ça, ce bon vieux Sam avait du culot! Restait à savoir s’il parlerait de la même façon si son patron était sur les lieux –visiblement il n’y était pas. Si tel était le cas et que cette effronterie était caractéristique, James se fit la réflexion qu’il devait à tout prix assister à la remise de la lettre de démission de son cadet.

Cette pensée sapa tout à coup sa bonne humeur et il fronça des sourcils, le verre toujours suspendu et le regard perdu dans le vide : si Donnelly démissionnait bientôt comme il le laissait croire, James allait aussitôt perdre son moyen efficace et d’apparence innocent d’entrer en contact avec l’autre homme. Comment faire autrement sans laisser croire qu’il était un homosexuel amouraché du barman, vraiment Parker ne voyait que très peu de solutions. Par chance, ce Samuel se détourna avant d’avoir pu apercevoir la moue de l’ancien policier et, lorsque James vit du coin de l’œil que son vis-à-vis allait lui refaire face, le nouveau venu laissa le sourire regagner ses traits et cacher ses soucis.

Il but une gorgée alors que Donnelly reprenait la parole et feignit un léger étonnement à la déclaration de ce dernier.

« Pas de la campagne, vraiment? Il n’y a pourtant que ça à perte de vue dans les parages… » Il marqua une courte pause pour affecter un moment de réflexion : « Alors vous n’êtes pas du tout de la région, c’est ça? Ou du moins : les villes dignes de ce nom les plus proches, St-Louis et Kansas City, elles n’sont tout de même pas à la prochaine sortie d’autoroute… Et du coup, je ne suis plus le seul qui a déjà vu un gratte-ciel dans la région! »

Il mima un toast pour célébrer cette nouvelle en levant son verre de quelques centimètres, un sourire railleur aux lèvres. Sur un ton feutré pour ne pas insulter les autres clients ni attirer leur attention, James enchaîna aussitôt avec plus de manigances, tentant de pousser sa cible exactement là où il le voulait :

« Je ne fais qu’explorer vite fait le coin, mais je dois dire qu'on voit tout de suite que c’est sacrément isolé… Qu’est-ce qui vous a poussé à venir vous enterrer ici, il y a des bars dans chaque bourgade après tout? »

Bien sûr James n’avait pas réellement besoin de connaitre les motifs qui poussèrent le barman à venir se perdre dans le fin fond de nulle part puisque sa source, l’oncle même de Donnelly, lui expliqua brièvement lors de leur dernier entretient. Une sorte de quête familiale d’orphelins doublée d’une fuite devant les hommes de Diouk, cela il pouvait le comprendre facilement et, à moins de jouer la carte des grandes émotions –James doutait que ce serait vain contre la canaille qui se tenait devant lui- ces affaires privées ne concernaient peu l’ancien policier. Il fut un peu déçu du fait que l’autre ne mentionne pas son lieu d’origine : Parker aurait pu s’exclamer que, quelle coïncidence, il provenait de la même région!

Bah, tant pis, il trouverait bien un autre moyen de fraterniser. Un bon enquêteur en interrogatoire savait toujours jouer sur la sympathie et les remords qu’auraient la majorité des personnes à trahir cette nouvelle bonne relation, l’esprit humain voulant qu’un individu se sente aussitôt plus proche d’un autre s’ils ont des points communs. Un touriste anglais seul sur les plages du Mexique risque d’être attiré par les autres touristes parlant la langue de Shakespeare, tout comme un petit criminel fan des Browns de Cleveland se sentirait coupable de mentir à l’enquêteur tout aussi fan des Browns que lui… Du moins c’est ce qu’un séminaire sur le métier lui enseigna, un séminaire censé préparer les patrouilleurs à la division d’enquête s’ils montaient en grade jusqu’à ce niveau.

« Je vois » poussa-t-il comme celui à qui on avait enlevé une anecdote intéressante mais qui respectait le besoin de discrétion de l’autre.

Samuel finit par lui retourner la question en quelque sorte et James afficha un sourire goguenard. Son esprit retrouva aussitôt la petite histoire qu’il s’inventa pour une telle occasion et qu’il eut pratiqué de nombreuses fois avant de l’utiliser. Il n’avait qu’à adapter la présentation à la situation et le tour était joué. Il prit donc la parole avec une nonchalance teinté d’ironie :

«Non, bien sûr que non, je n’avais pas même entendu parler de ce village avant il y a quelques semaines alors de là prendre la peine de me déplacer seulement pour visiter deux ou trois granges, non merci sans façon! Il faut dire que je pars d’un peu moins loin avant de m’échouer ici, ça m’excuse j’espère. Je bosse dans à Edgerton, la ville d’à côté et je voulais voir le paysage typique d’un peu plus près : jour de congé, je n’avais rien d’autre à faire que de rouler un peu. » Il prit une gorgée de son scotch et la savoura avant de poursuivre : « Je suis de Parma, une petite banlieue blanche dans la région des Grands Lacs, alors bien sûr j’ai pu me rendre dans la ville du Rock plusieurs fois... Cincinnati aussi d’ailleurs, mais bon, on s’en moque un peu. C’est marrant, quand on change carrément d’État, on est certain qu’on a le mot « étranger » étampé sur le front à vue de tous. Juste pour dire, j’croyais que mon accent me trahirait seulement en soupirant ou un truc du genre! »

Voilà, l’hameçon fut lancé avec son appât bien enfoncé au bout, restait maintenant à savoir comment sa proie allait réagir à la chose. Se retenant de dévisager le barman avec insistance, il porta plutôt son regard pâle sur le bois du comptoir, évitant le bol à arachides dont le salé ne lui faisait pas du tout envie avec une telle chaleur.

Le regard se portant de temps en temps et de brefs coups vers le barman, James porta son verre à ses lèvres alors que son vis-à-vis prenait la parole. Lorsque Donnelly mentionna l’idée cliché du jeune homme se faisant des ennemis mortels des pères des filles de la campagne qu’il aurait courtisées, l’ancien policier, distrait par le comique de la chose, prit une gorgée de travers et failli s’étouffer avec les vapeurs de l’alcool fort. Il retint de peu une quinte de toux, mais ses yeux s’humectèrent quand les vapeurs éthyliques lui montèrent aussi au nez.

Il avait beau avoir une mauvaise opinion de ce Samuel, mais visualiser mentalement l’autre ou lui-même détaler dans un champ poussiéreux à demi-vêtu et à tenter d’éviter les plombs sifflant dans l’air alors qu’il vieux bouseux enragé tirait depuis son balcon avec sa carabine le divertissait suffisamment pour lui faire oublier momentanément ses préjugés. Ravalant un sourire bêta pour tenter de garder une expression sobre, il se racla la gorge mais évita d’interroger Donnelly afin de savoir si la situation était un fait vécu. Il eut l’air totalement débile selon la voix de la paranoïa dans son esprit.
James décida de l’ignorer, reconnaissant du fait que le barman sembla se donner la peine de ne pas paraitre trop refroidi par ses simagrées involontaires.
Son cadet enchaîna en commentant d’abord la possible situation à Edgerton, puis en mentionnant sa propre expérience à Grayson. James fut légèrement perplexe mais évita de le montrer, affichant un air impassible le temps que Samuel finisse sa petite histoire. Bien sûr l’ancien policier se serait attendu à ce que l’autre subisse une forme de persécution pour être l’étranger, comme le reste de sa famille d’ailleurs, mais de là à ce qu’une petite frappe comme lui soit dans une certaine forme de détresse ici même, cela le surprenait. Ils n’étaient tout de même pas dans le village du Massacre à la Tronçonneuse, ni une minorité visible sur le territoire du KKK : qu’avait-il à craindre, le regard mauvais de cette madame Pietski?

Toutefois, ce qui l’interpella le plus fut cette dernière déclaration, au sujet d’un éventuel départ : cela pouvait grandement contrecarrer les plans de Parker… James garda cependant son sang-froid, décidant rapidement de sa réplique :

« Faut dire que je n’ai pas vraiment pu prendre le pouls des habitants d’Edgerton : je reste en bordure de la ville, je bosse et je ne leur demande rien. Et le musée où je travaille n’est pas des plus populaires : y’a sûrement très peu d’entre eux qui savent que je suis en ville premièrement… » Fit-il en haussant les épaules. « Mais franchement, pour vous c’est si horrible que vous préférez retourner à peu importe ce qui vous a poussé à vous enterrer ici? Ça n’doit vraiment pas être agréable! » Ajouta-t-il innocemment avant de fanfaronner pour casser le soudain coup de sérieux plein de sous-entendus: « Si y’a de ces consanguins qui tentent de faire de la casse, j’serais fier de joindre la coalition des défenseurs des fils de la civilisation pour botter quelques culs terreux s’il le faut : j’ai quelques uppercuts d’enfer, ça devrait suffire pour les renvoyer aux champs la queue entre les jambes! »

Il afficha un sourire railleur, buvant d’une traite le peu qu’il restait de son whisky avant de jeter un coup d’œil dans le miroir : les autres clients ne bronchaient pas, rien n’indiquant qu’ils entendirent sa bravade moqueuse.

((OOC: huhu, désolée du temps de réponse ^^"")

« Sérieux, vous bossez dans un musée? »

Il lui jeta un regard circonspect, se demandant s’il pouvait exister un métier moins ennuyeux que ça. Passer des heures à déambuler dans un espace rempli de tableaux et de statues sans vies ne lui semblait pas le job le plus exaltant du monde, mais quand il jetait un coup d’œil à ce qui l’entourait présentement, il n’avait finalement aucun jugement à porter. Ce n’était pas tant le fait que son sympathique client travaille dans un musée qui l’intéressait, à vrai dire, c’était là la dernière de ses préoccupation, mais c’était un bon moyen de dériver sur un autre sujet de conversation que lui-même. Samuel trouvait qu’il avait déjà assez parler de lui à un inconnu et il ne souhaitait pas spécialement lui donner les détails de sa venue ici, de ce qui l’attendait à son retour, ni de sa situation actuelle. Rien de lui disait que sous ses airs de clients débonnaires ne se cachait pas un perfide petit cafard. Les apparences étaient souvent trompeuses, il en avait fait à de biens trop nombreuses reprises l’amère expérience.
Et puis son client penserait simplement qu’il n’était pas assez malin pour assimiler plusieurs informations en même temps, et que seules les choses inutiles passaient la barrière des quelques neurones qu’il possédait. Beaucoup de gens le pensaient niais et idiot, et tant mieux. On ne se méfiait pas des idiots, et il arrivait qu’on leur confie des choses que l’on aurait pas dû. Et quand on n’était pas de nature à se confier, on en récoltait un avantage certain.


Cela dit, un perfide petit cafard ne lui aurait pas proposer deux poings de plus en cas de problèmes, c’était une idée qu’il gardait dans un coin de sa tête, surtout si ces fameux poings, comme venait de le souligner l’homme, donnaient de bons uppercuts.

« Vous feriez un très mauvais philosophe mais je prends vos poings » assura-t-il en s’assurant de ne pas parler trop fort.

Manquerait plus que les retraités et habitués présents se lèvent de concert pour réclamer leur dû en bagarre. Ce n’était pas tant le nombre qui lui faisait peur mais les ennuis qu’il encourait pour avoir trop de sang sur les mains. Réjouissante perspective mais les conséquences beaucoup moins.
Il jeta un regard à la pendule. Douglas n’allait pas tarder, et quand il était là, Samuel était souvent relégué aux tâches ingrates dans la remise. Ça ne le dérangeait pas, et ça lui évitait d’être au service de cette bande de pouilleux, mais obéir à une tête de cons qui vous détestait, quand il était habitué à bosser avec son oncle lui faisait serrer perpétuellement les dents.

Avant ça, il attrapa la bouteille de scotch et resservit une rasade au seul client intéressant des lieux, la rangeant rapidement avant que son patron se pointe.

« Cadeau de la maison » souffla-t-il en passant un index sur ses lèvres pour signifier que la chose devait rester secrète.

Eh bien, voilà qu’il lui tendit des dizaines de perches, des tas d’occasions de se rapprocher et discuter de sujets plus favorables au rapprochement, et malgré tout, le jeune blondinet les ignora tout pour trébucher sur un détail plus que secondaire. James afficha un sourire en coin en baissant le regard, mimique signifiant « ouais, je sais, c’est bête, non? », bien qu’intérieurement, il se retenait d’y aller d’une réplique cinglante et rustre.

Cependant, son instinct policier lui souffla quelques instants plus tard qu’il y avait quelque chose là-dessous : la conversation était devenue inoffensive et banale trop rapidement, même lorsque l’autre réagit à son offre d’alliance contre les bouseux en cas de problème. Il se défilait, ce scélérat, il le sentait se tortiller pour glisser entre ses doigts et se défaire de son emprise avant même que le piège soit prêt. Sa courte formation en interrogation –bon sang, il devait réussir pour un jour devenir inspecteur!- lui indiquait que le barman sentit probablement que la discussion s’approchait beaucoup trop de sa zone confort, que les questions n’étaient plus aussi banales et qu’elle touchait le Problème avec un P majuscule. C’était une étape vitale : si la situation était bien maîtrisée, James pouvait franchir une barrière et s’approcher d’un niveau de confiance optimal. S’il s’y prenait mal, l’armure de ce Sammy allait se refermer d’un coup et même se refaire des défenses encore plus solides. Dans ce cas… Non, James préférait ne pas y penser.

L’ancien agent de la paix vit le barman jeter un coup d’œil ailleurs et, suivant ce regard, il réalisa que l’autre surveillait l’heure tout à coup. Ah, avait-il besoin de temps? L’empressement avec lequel il servit un verre supplémentaire et l’air interdit qui accompagna le geste lui fit comprendre que leur discussion pouvait être interrompue à tout moment, sûrement par un collègue ou un truc du genre.

« Pas besoin d’être aussi sentimental, j’offrais qu’un peu de solidarité… » Railla-t-il en guise de remerciement en se saisissant du verre, demeurant cependant discret de même.


Bon, le temps lui manquait et il ne pouvait pas franchir le cap de la confiance tout de suite, pas maintenant… Il n’allait tout de même pas remonter sa ligne à pleine force alors que le gros poisson-chat paresseux qu’il guettait n’avait pas encore mordu à l’hameçon, ni moins apprécié la valeur de l’appât qui pendait devant ses petits yeux myopes. James se sourit mentalement face à sa métaphore, s’excusant pour lui-même du cliché sous le prétexte qu’il pêcha quelques fois avec son père dans son enfance. Trois heures de 4x4 sur une route sinueuse de gravier, au beau milieu du bois et sans croiser âme qui vive pour atteindre un petit camp sur le bord d’un lac, ça ne s’oublie pas!
Divagations mise à part, James devait encore attendre, laisser l’autre mec lui faire assez confiance pour que l’idée de témoigner, avec l’aide de l’ex-flic, ne lui fiche pas la peur de sa vie. La dernière chose qu’il voulait, c’était de devoir poursuivre une petite racaille effarouchée encore plus creux dans le pays et la débusquer de sous la pierre où elle allait se terrer.

Il ne se sentait pas assez patient pour devoir tout recommencer à zéro si le blondin venait à lui échapper. En fait, en y songeant, si ses tentatives de rapprochements échouaient, il se sentait même capable de forcer la main de Donnelly de façons bien plus radicale. Il avait des frères après tout, sûrement d’autres bonnes connaissances qui feraient de bon leviers, ou qui pourraient aider l’andouille de Samuel à venir témoigner avec les bonnes pressions… Tout ça, c’était pour une bonne cause, se convaincu James, Diouk utilisait des méthodes encore plus sales après tout.

Chose certaine, il devait laisser leur première rencontre mijoter et ne pas imposer sa présence trop longtemps. Il jeta un regard à sa montre bracelet, prenant soin d’être vu par le barman.

« Mmm, c’est bête, ‘me faudrait vraiment une femme à la maison » grogna-t-il comme si quelque chose le préoccupait réellement autre que son futur témoin « Parce que là, il va falloir que je pense à m’extirper d’ici dans un futur proche pour faire les courses si je ne veux pas encore bouffer dans un petit casse-croûte de campagne ce soir… » Expliqua-t-il, s’inventant un excuse pour très prochainement évacuer l’endroit.

Sentimental? Lui? Mais c’est qu’il était drôle monsieur Red Label quand il s’y mettait. Bien plus que les autres en tout cas. Surtout que ce coup gratuit n’avait rien à voir avec la sympathie apparente que lui inspirait le nouveau venu. Sa seule motivation était de faire chier son patron. C’était aussi pour ça qu’il avait versé quatre bouteilles d’un scotch hors de prix dans la cuvette des toilettes, un soir où Calvin l’avait obligé à ramasser le vomi de Gus à la serpillière. L’ego contre le porte-monnaie, la balance ne penchait pas de son côté mais sur le coup, il avait bien ri. Il aurait dut lui voler, maintenant qu’il y réfléchissait.

Il redressa son regard vers son client, quelque peu amusé. Petite note personnelle, c’était un célibataire endurci qui préférait manger des sandwichs tous les jours de la semaine dans un bouiboui douteux et qui reléguait la femme à la cuisine. Du moins c’était là son interprétation très personnelle de la chose, qu’il adopta immédiatement. Idée qu’il se gardait bien d’évoquer en présence d’un vagin, en l’occurrence. La cuisine, il pouvait encore se débrouiller seul, mais pour la bagatelle, il fallait être deux.

« Tant que vous lorgnez pas sur la mienne, j’suis sûr que vous pouvez vous dégotez une bigote sexy qui vous fera des petits plats de campagne tout à fait délicieux. J’en connais une mais j’vous déconseille ses muffins, vous pourriez le regretter amèrement » plaisanta-t-il dans une grimace.

Plaisanterie plutôt douteuse quand la référence était Lucy Redd, et que lesdits muffins, malgré le manque de preuves, l’avaient conduits à l’hôpital. Sale garce. Elle était quand même sexy, si on lui retirait ses mauvais talents de cuisinière et la balai que son dégénéré de mari avait dû lui coincer dans le cul.

Le jeune se retourna, voyant débarquer son « patron » d’un air nonchalant, ce dernier ne lui accordant pas un seul regard. Tant mieux. Il n’avait pas non plus remarquer le client au bar, une nouvelle tête à convertir à sa cause anti Donnelly. Tant mieux.

« Vous feriez mieux de n’pas traîner ici en effet » ironisa ce dernier en baissant le ton. « Loin de moi l’idée de vous dire quoi faire mais il se pourrait que j’ai besoin de vos poings avant l’heure » ajouta le barman avec un léger rire. « Et puis les nouveaux attirent la curiosité par ici, et vous risquez fort de vous faire embrigader de force dans la secte Calvin Douglas » chuchota Samuel en désignant d’un mouvement de tête le gérant, qui passait justement derrière le bar, toisant son employé.

En clair, ça signifiait qu’il devait déguerpir de sa place et aller voir s’il n’y avait pas quelques cartons d’alcool à ranger.

« Bon courage mec » plaisanta une dernière fois le jeune homme, avant de s’éclipser, le pas traînant, dans la remise.

Le sourire railleur revint sur ses lèvres :

« Ça semble cacher le genre d’histoire qu’on aimerait bien entendre autour d’un verre, dommage! » James blagua pour relever la remarque du barman au sujet de la gente féminine locale.

Il évita cependant de commenter au sujet de la copine de Donnelly, voulant ainsi éviter tout risque d’offenser son interlocuteur : quel genre de fille fricoterait avec un petit criminel des Lacs de toute façon? Les gens des campagnes étaient-ils si impressionnables qu’ils prendraient en héros brûlant d’exotisme le premier venu des grandes villes? James se garda de formuler à voix haute de telles pensées, prenant cependant bien en note le détail : alors ce roublard avait une amie de cœur? Ce genre de détail pouvait s’avèrer bien utile : ne cherchait-on pas les petites frappes en fuite d’abord chez leur mère ou leur copine après tout?

James perçu une forme en mouvement du coin de l’œil, pas assez près ou assez rapide pour que ce ne soit une menace, mais les mots que le Sammy lui adressa par la suite lui en apprirent plus sur la situation. Des problèmes à l’horizon, ou du moins un lot de problèmes à l’horizon qui pourrait bien déverser un torrent de bouse sur un type de personne en particulier, l’ancien policier lui-même à risque sans qu’il n’ait à le chercher pour autant. Un groupe d’opposition et –James jeta un coup d’œil subtil mais scrutateur dans la direction indiquée par le barman- apparemment ce Calvin qui se pointait avait la carte de membre honoraire.
Il avait un peu l’air d’un alcoolique des moyennement belles banlieues, du genre qui trouve le moyen de démolir sa Porsche Cayenne contre une borne d’incendie en allant au Liquor Store du coin pour une deuxième bouteille, puis menace de poursuivre la ville et les passants à tout va. Il avait le même regard de ces gens qui détestent l’univers entier et veulent le faire sentir ainsi que la gueule qui allait avec, cependant, ses vêtements, son établissement et sa ville d’origine prouvaient à James que, contrairement aux types des faux 4x4 de luxe, ce Douglas manquait probablement de fond pour les poursuites judiciaires. Il devait plutôt utiliser la force et les coups fourrés pour se foutre des gens, bien plus brut et tout aussi chiant… James l’abhorrait déjà, quoi qu'il pris aussi note de la relation particulière entre le patron et son possiblement futur ex-employé.

Samuel le tira de ses pensées en lui adressant quelques mots que James savait être que des aurevoirs. Il eut tout juste le temps de lui adresser en retour un signe de tête avant que sa cible ne s’échappe avec peu d’énergie, le laissant relativement seul au comptoir. Ce n’était pas le temps de se faire remarquer non plus en restant plus longtemps pour rien : Parker fini son scotch en vitesse et se leva avant que l’alcool ne l’affecte un tant soit peu. Il se dirigea ensuite le plus nonchalamment possible vers les rayons, pouvant ensuite les longer de près pour se faire oublier le plus possible.
Ce n’était que partie remise, songea James en refermant doucement la porte, satisfait de pouvoir affirmer qu’il était sur la bonne voie, celle qui lui permettrait de coincer ce coyote puant de Diouk…