La bouche ouverte, les yeux écarquillés, le plus jeunes des Donnelly fixait béatement le combiné du téléphone de la maison. Il n’arrivait tout simplement pas à y croire. Qu’est-ce qui lui était passé par la tête !? En réalité, Aidan le savait pertinemment, mais il n’arrivait pas à s’imaginer que Julie soit passée de la théorie à la pratique.
Poussant un lourd soupir blasé, le jeune homme raccrocha le téléphone et se laissa tomber dans le fauteuil derrière lui. Comment avait-il pu laisser les choses dégénérer à ce point là ? Avait-il été à ce point égoïste ?
La réponse ne tarda pas à lui apparaitre : oui il l’avait été et ça ne l’étonnait même pas vraiment au fond. Depuis quelque temps, il avait changé. Tout le monde le lui faisait comprendre et son propre reflet le lui hurlait en plein visage à chaque fois qu’ils se croisaient tous les deux.

Il avait commencé par filtrer ses appels, se contentant de répondre à quelques uns de ses messages en les triant sur le volet. Finalement, il avait cessé d’y répondre aussi et elle l’avait piégé en masquant son numéro, en appelant depuis une cabine ou en utilisant les portables de leurs amis communs. Et même celui d’un parfait inconnu…
Dire que deux petites semaines à peine s’était écoulées ! C’était du grand n’importe quoi ! Il comprenait qu’elle doute de lui mais là, ça devenait inquiétant tout de même.
Aidan laissa son regard clair voyager jusqu’au téléphone qu’il venait de raccrocher. L’employée du bureau de poste venait en effet de le joindre pour lui demander de passer récupérer une lettre qui lui était adressée. Il avait été surpris par cette nouvelle et s’était renseignée auprès de la jeune femme pour savoir si elle était destinée à l’entièreté de la famille où à lui spécifiquement. C’était évidemment été le cas et lorsqu’elle lui avait donné le nom de l’expéditeur, son cœur avait manqué quelques battements.
Sa copine était officiellement timbrée...

Lassé, Aidan se redressa dans un nouveau soupir, marquant une pause lorsque des étoiles vinrent danser devant ses yeux qu’il ferma un instant. Son manque de sommeil se faisait toujours autant sentir et chaque muscle de son corps était meurtri et douloureux. Il avait de plus en plus de mal à tenir le coup et s’assoupissait fréquemment. Juste l’espace de quelques secondes par-ci par-là dans la journée, mais c’était suffisant.
Suffisant pour que des images sanglantes lui apparaissent.
Le matin même, il s’était même endormi debout, devant le réfrigérateur. Allie n’avait rien remarqué, trop occupée à lire le journal tout en s’avalant un yaourt et un bol de céréale copieusement rempli. Ca lui avait fait peur mais il n’avait pas osé lui en parler. S’il l’avait fait, elle l’aurait sûrement assommé… N’empêche qu’il se posait de plus en plus de questions et que tout ça devenait de plus en plus flippant. Quelle serait la prochaine étape ? Les hallucinations ? Il avait lu ça quelque part et il lui semblait entendre des voix parfois… surtout le soir. Il aurait été plus simple de questionner son médecin de frère ou son infirmière de belle-sœur, malheureusement, ce n’était pas envisageable.
Une fois les étoiles noires disparue de son champ de vision, Aidan alla se poster au bas de l’escalier et leva les yeux vers l’étage où se trouvait justement le couple et Samuel, quelque part dans leur piaule.

« Je sors ! J’ai vidé vos comptes bancaires et je vais voler une voiture pour aller à Las Vegas me marier avec Charlie ! Ensuite on ira sûrement boire et consommer des substances illicites et dangereuses ! Puis pt’être que j’tuerai un mec sans l’faire exprès ! J’le découperai et j’balancerai son corps dans le bac à glaçons de l’hôtel où on crèchera ! On sait jamais ! Tout est possible à Vegas ! A la prochaine ! »

Seul le silence lui répondit et il du attendre une bonne dizaine de secondes avant d’entendre Isaac lui crier un : OK ! qui signifiait clairement : mec, j’étais en train de baiser, tire-toi. Aidan ne se le fit pas dire deux fois et s’éclipsa de la maison. Il remonta la rue à pas lents, les mains enfoncées dans les poches de son jean devenu trop grand pour lui. Après quelques minutes, il atteignit enfin le bureau de poste et pénétra dans le bâtiment sans se laisser le temps d’hésiter.
Il ne voulait pas de cette lettre. Il ne voulait pas être là. Pour diverses raisons qu’il n’osait même aps s’avouer.

« Bonjour » lança-t-il pourtant, d’un ton laconique, s’approchant d’un pas mécanique « Vous m’avez appelé pour une lettre. J’suis Aidan Donnelly »

Mais qu’est-ce qu’ils avaient tous à la fin avec ce maudit café ? Pourquoi chaque fois qu’il rencontrait un nouvel habitant dans Grayson, on lui proposait irrévocablement une bonne tasse d’un café chaud qui lui ferait assurément le plus grand bien ? Il n’aimait même pas vraiment ça…
Une petite voix dans son esprit tentait de le raisonner, de lui faire comprendre que c’était par simple gentillesse, qu’il devrait se sentir flatter d’être au centre de tant d’attention. A Cleveland, les gens vous congédiaient sans sommation s’ils voyaient que vous alliez mal, des fois que ce soit contagieux où qu’ils se voient privé de leur droit de se plaindre. Pourtant, tout ça l’agaçait plus qu’autre chose. Il avait une sale tête et ne l’assumait pas.
Avant, quand les filles l’approchaient, c’était pour tenter de l’enivrer parce qu’elle le trouvait à tomber et voulait parvenir à le mettre dans leur lit. Maintenant, elle voulait le mettre au lit et le border comme un gosse parce qu’elles le pensaient malade…

Sans attendre sa réponse, la brunette s’éloigna et disparu pour un moment à l’arrière du bureau de poste. Aidan en profita pour laisser son regard clair parcourir de nouveau l’enveloppe qu’il tenait entre ses doigts. Sa gorge était sèche mais le reste de son corps était moite. Son cœur battait trop vite dans sa poitrine qui se soulevait trop rapidement et trahissait son anxiété.
Le jeune homme observa les alentours une seconde et repéra une vieille banquette visiblement inconfortable de laquelle il s’approcha tout de même. Il s’y laissa tomber, les jambes cotonneuses, et pris une longue inspiration.

Qu’avait-elle de si important à lui dire qui mérite qu’elle l’écrive ?
Le jeune homme observa l’écriture maladroite de sa petite amie. Elle s’était appliquée, il le voyait bien… il l’imaginait d’ici, la langue tirée, les yeux plissés, les traits tendu par la concentration. Cette vision l’amusa autant qu’elle l’effraya. Et pour cause, Aidan n’était plus certain de réellement bien discerner ses traits. Ses yeux étaient-il aussi rapprochés qu’il l’imaginait ? Sa bouche aussi pulpeuse ? Et ses cheveux : plus clairs, plus foncés ?
Son visage lui échappait, comme tout le reste. Lui qui pensait la connaitre par cœur commençait à douter. Il n’était plus capable de se l’imaginer et n’avait pas cru possible qu’elle en vienne à lui écrire et pourtant, il tenait sa lettre entre ses mains moites.

Aidan Donnelly
Grayson, MO
USA

Il ne lui avait pas donné son adresse mais elle s’était débrouillée comme elle l’avait pu. Ça le surprenait. Il la savait téméraire et spontanée évidemment, mais pas de cette manière-là… Et s’il n’avait pas été capable de prévoir tout ça, comment pourrait-il prévoir ce qu’il trouverait à l’intérieur de cette enveloppe ?
Lui déclarait-elle sa flamme ? Il en doutait.
Lui annonçait-elle qu’elle débarquait ? Sûrement pas en pleine période d’examens, contrairement à lui, c’était une fille plutôt studieuse.
Le plaquait-elle ? C’était déjà plus probable…

Et si c’était ça, comment réagirait-il ? Une part de lui avait espéré qu’elle le fasse, mais maintenant qu’il avait cette fichue lettre sous les yeux, il doutait. Non, c’était pire que ça. Il ne voulait pas qu’elle le quitte. Il voulait attraper son téléphone, composer son numéro et lui dire qu’il ne lirait pas sa saloperie de putain de lettre de merde et qu’elle n’avait pas intérêt à lui faire ça parce qu’il tenait trop à elle. Il lui demanderait d’être patiente, de l’attendre encore un peu, lui promettrait d’arrêter de se comporter comme le dernier des cons et de tout faire pour que les choses s’arrangent entre eux à son retour.
Sauf qu’il n’était pas certain de rentrer et qu’il savait qu’il ne ferait rien. Il était trop lâche pour ça, trop largué.

La voix de l’employée du bureau de poste s’éleva soudain, le faisant sursauter. Aidan s’arracha à ses rêveries et se redressa d’un bond, mal à l’aise. Il s’approcha du comptoir à nouveau, sa lettre toujours fermée entre ses mains. Un sourire artificiel affiché sur le bas de son visage, il attrapa la tasse de café qu’on lui avait rapporté.

« M-merci » bafouilla-t-il en faisant mine de la porter à ses lèvres

Pourtant, il se ravisa, son regard plongé dans celui de la jeune femme qui le fixait en lui souriant gentiment. Il déglutit péniblement et jaugea son regard brillant et pénétrant. Qu’est-ce qu’ils avaient tous à lui offrir du café ? Est-ce qu’ils faisaient pareil avec ses frères ou bien était-ce juste avec lui ? Et pourquoi le fixaient-ils toujours de cette manière avide, ce sourire prévenant affiché sur leurs visages resplendissant d’amabilité ? Ils ovulaient leur départ non ? Alors pourquoi être sympa avec lui ?
Aidan éloigna définitivement la tasse de ses lèvres.

« En fait je ferai mieux de pas boire ça. J’en ai déjà pris deux tasses ce matin et j’suis nerveux ces temps-ci. Ce serait pas prudent » finit-il par lâcher en reposant le café devant lui, le faisant glisser vers la jeune femme « Dîtes, vous auriez un coupe papier ? »

C’était sorti tout seul. Comme souvent, l’idée n’avait même pas encore germée dans son esprit que sa langue avait déjà tout déballé. Il en était certain depuis un moment maintenant : elle était intelligente.

Décidemment, les gens de Grayson étaient tous complètement tordus… A des niveaux différents bien sûr, mais ils avaient tous un grain et eux aussi probablement, puisqu’ils étaient venus s’y perdre. C’était même plus que probable, c’était un fait avéré depuis qu’il avait des genres d’hallucinations et se prenait pour Jack Nicholson dans le célèbre film « Shining ».
Son interlocutrice actuelle parlait beaucoup trop. Parfois, avoir un important débit de parole pouvait être amusant, attendrissant, ici, c’était juste agaçant, comme si un piaf caquetait près de votre oreille sans discontinuer. Le jeune homme se trouvait un peu trop dur avec elle, mais sa migraine naissante ajoutée à son stresse l’empêchait de faire preuve de patience. Il voulait fuir et en même temps, il ne s’en sentait pas capable. Pas avec la lettre de Julie entre ses mains… Elle lui avait fait perdre tout courage.
M’enfin au moins, elle ne parlait pas à Maitre Yoda, ne nourrissait pas des chats qui n’étaient plus de ce monde depuis des années et ne tuait personne. Du moins, pas qu’il le sache. Il ne s’étonnait plus de rien ces temps-ci.

« Un peu » finit-il par répondre, le plus naturellement du monde

Il n’y avait rien d’agressif dans son ton, pas vraiment de reproche non plus. Il avait juste répondu le plus honnêtement possible, en haussant une épaule négligemment. De toute façon, Colleen devait être habituée à ce qu’on le lui reproche puisqu’elle le disait elle-même.

« Je sais pas si j’ai vraiment envie de savoir ce qu’elle dit, en fait »

Là encore, il avait été le plus honnête possible. Il aurait pu lui lancer un petit : ça ne vous regarde pas ou quelque chose d’un autre genre, mais Aidan s’était contenté d’être honnête. Il ne savait pas vraiment pourquoi il agissait de cette manière avec une parfaite inconnue, c’était juste comme ça. Il reprenait sa mauvaise habitude de dire ce qu’il pensait à voix haute au moment où il le pensait, sans la moindre gêne. Et puis malgré ses apparents défauts, l’employée du bureau de poste était tellement décontractée qu’elle vous détendait sans le vouloir. Sa simple présence, son aura, suffisait à apaiser le jeune homme et à lui faire relativiser les choses. Elle était comme… une bonne chanson de Bob Marley.

« Elle vient de ma copine à Cleveland. Je filtre ses appels depuis que j’suis là, je sais pas trop pourquoi » reprit-il sur un ton neutre « Mais maintenant, j’ai peur qu’elle m’envoi ça pour me larguer autrement que par téléphone parce que j’lui réponds pas… Enfin j’sais pas si elle est aussi réglo, puis pt’être qu’on écrit pas une lettre quand on rompt avec un connard qui refuse de vous parler sans raison. On l’oublie simplement et il vous retrouve dans les bras d’un autre glandu qui a une voiture… J’sais pas trop quoi penser. J’crois qu’j’ai la trouille de l’ouvrir »

Il marqua un temps d’arrêt, la tête vide, et son bras se leva sans qu’il lui en ait donné l’ordre. Il tendit ainsi la lettre à la jeune femme, l’invitant à l’ouvrir pour lui.