Betsie Hofgood, tête haute et bouche pincée, rangeait distraitement les clés de sa voiture à l’intérieur de son sac à main tandis que ses chaussures à talons d’un noir d’encre claquaient en rythme sur le trottoir usé d’Adam Street. Derrière elle, à la file indienne et qui suivaient la cadence avec peine, cinq moutards endimanchés et aux cheveux clairs, comme une portée de chiens de prairie. La marche était fermée par l’époux de Betsie, Reagan, qui, main dans les poches, maugréait d’un air sombre dans sa barbe touffue. Sa mauvaise humeur n’avait pourtant rien à voir avec l’étrange disparition du corps d’Odetta. Elle avait été une bonne institutrice, une bonne voisine, une bonne amie de sa femme, mais de là à pleurer cette pauvre vieille, il y avait un monde. Mourir était de bon ton lorsqu’on était vieux, et Odetta avait fait son temps, point à la ligne. Non, ce qui le contrariait lui, c’était l’exécrable humeur de sa ‘tendre’ moitié…

Être marié à Betsie n’avait déjà rien de simple au quotidien, mais après les évènements de ce matin, partager son lit relèverait du chemin de croix. L’image du cercueil brisé et vide au fond de son trou l’avait mise dans une rage aussi noire que sa robe de deuil. Et qui donc allait devoir se la farcir, elle et sa mauvaise humeur, pour les deux prochaines semaines ? Qui donc allait devoir l’entendre jacasser sur le sujet durant des semaines ? Qui allait devoir écouter tous les ragots concernant l’histoire durant les repas du soir pour les deux prochains mois ?
Lui, lui et encore lui.
Cette fois le Shérif avait tout intérêt à bouger son cul pour leur trouver un coupable. Mine de rien, cette histoire qui n’avait pourtant qu’un rapport détourné avec lui venait de fiche la pagaille dans sa vie, et très franchement, Reagan en avait assez. Cet été n’avait fait qu’enchainer les catastrophes, et en bon père de famille qu’il était, il n’aspirait plus qu’à retrouver sa petite tranquillité monotone d’autre fois. Avant que les Donnelly n’arrivent au village, en fait…

« Alors ça je n’y crois pas !! » persifla sa femme en tapant sèchement du pied contre le sol de béton brûlant « Le drugstore est fermé ! C’est de PIRE EN PIRE cette matinée ! » s’exclama Betsie qui se tenait devant la porte du bar.
« Forcément qu’il est encore fermé chérie, on est les premiers sur place, Calvin va arriver, laisse lui le temps » soupira Reagan.
« Franchement, heureusement que ma pauvre Odetta est morte, parce qu’un enterrement comme celui-là, ça l’aurait tuée !! Je suis furieuse ! Fu-rieuse ! »
Et voilà qu’elle se remettait à pleurnicher. Reagan s’empêcha de lever les yeux au ciel mais en crevait d’envie.
« Elle méritait une belle cérémonie, et regarde-moi cette organisation ! Lamentable, c’est lamentable, je suis choquée. Tu parle d’un hommage ! »
« Chhht. Evite de t’étaler comme ça tu veux ? » grinça-t-il entre ses dents, son regard lorgnant du côté de leurs voisins qui s’amassaient doucement autour d’eux.
Vexée, sa femme lui adressa un regard rond, puis pour exutoire, se tourna vers leur aîné à qui elle asséna une petite tape sur la tête.
« Leonard ! Tu veux mon doigt ?! »
Le gamin s’apprêtait à répondre à sa mère qu’elle pouvait se carrer son doigt où elle voulait, mais les pleurnicheries sonores de l’une de ses petites sœurs l’en empêcha.
« Que se passe-t-il Molly ? » s’enquit la mère.
« Y’a un oiseau il m’a fait caca d’ssus ! » lui annonça piteusement la petite blondinette, la lippe tremblante qu’on ait tâché sa belle petite robe sombre et toute neuve.

Betsie se pencha vers sa fille pour inspecter la tâche, le visage grimaçant de points d’interrogation car, manifestement, ça n’était pas un caca d’oiseau qui ruinait désormais le vêtement…

Ploc.

Sur le dos de sa main venait de s’abattre une petite goûte d’un rouge profond. Betsie laissa échapper une petite exclamation dégoûtée et interloquée. Soit cet oiseau avait une grave maladie intestinale, soit…

Les yeux plissés à cause du soleil qui courait vers son zénith, la mère de famille releva la tête, bientôt imitée par son époux maussade et toute sa portée de chiens de prairie. Difficile au premier coup d’œil, de comprendre ce qu’elle était entrain de voir, avec les rayons dans les yeux et le contre-jour, sans oublier qu’elle se situait juste en dessous et que l’angle était bizarre.
Elle réalisa qu’elle était entrain d’observer une paire de pieds fripés au moment où un hurlement, déchirant, horrifié, nauséeux, surpassa le brouhaha doux des rumeurs.

Quelques secondes de panique et de surprise, jusqu’à ce que quelques indexes ne se pointent vers le drugstore. Plus précisément le dessus de sa façade.
Betsie est encore entrain d’essayer de comprendre lorsqu’elle entend son mari lâcher un juron d’une grossièreté absolument affreuse. Le temps qu’elle se tourne vers lui qu’il a déjà deux de leurs filles sous les bras pour les éloigner de là le plus vite possible. L’instant suivant, de nouveaux hurlements retentissent, et c’est la panique dans le tout Grayson.

Là-haut, perchée sur le dessus de la façade du drugstore, mains et pieds cloués d’épais chevrons métalliques, la tête couronnée d’une agressive couronne d’aubépine, le flanc percé, côtes à l’air, se trouve le corps totalement nu et ensanglanté d’une vieille femme. De ses plaies béantes s’écoulent de longues trainées d’hémoglobine, qui goûtent vers le sol en une pluie macabre…

Mesdames et Messieurs ne cherchez plus, vous venez de retrouver la dépouille mortelle de notre bien aimée Odetta Walker, crucifiée sur la façade du drugstore.

« Il faut l’éloigner d’ici ! Que quelqu…. Benjamin ! »

Le veuf d’Odetta s’effondre, la main droite crispée sur le tissu impeccable de sa chemise repassée avec soin par Lucinda Redd en personne, là où son cœur vient de se transformer en boule incandescente dans sa poitrine. Il suffoque, sa bouche s’ouvre et se referme, sa respiration est sifflante et désagréable à entendre pour sa nièce qui s’écarte d’un bond. Elle lève les mains comme si l’on venait de braquer une arme dans sa direction et c’est finalement plus ou moins le cas car la Faucheuse est là, qui vient de choisir sa cible et ne laissera personne se mettre en travers de son chemin.
Benjamin Walker lève une dernière fois ses yeux larmoyants vers l’amour de sa vie, la plus belle femme de son monde dont le cadavre a été souillé et exposé à la vue de tous, sa moitié qu’il ne rejoindra pas dans un endroit meilleur.
Il n’y a que Grayson. Grayson et son sol engorgé de sang. Grayson fertile mais qui donne des fruits empoisonné pour l’âme de ses habitants.
Benjamin Walker bascule et s’effondre sur le macadam brûlant du centre-ville, terrassé par une crise cardiaque.

« Un médecin ! Il nous faut un médecin ! »

Mais le seul toubib de la ville n’est pas sur Adam Street et ignore que ses services sont si avidement réclamés par ses voisins. Clyde se dirige vers le nord de la ville, en compagnie de l’inspectrice Sallander. Cette dernière a chargé David Handel de garder un œil sur le lieu de l’enterrement pendant qu’elle va s’assurer en compagnie du vétérinaire que le corps de la ville femme n’est pas simplement resté sur la table où elle a reposé ces trois derniers jours.
Trois jours, tiens. Ca ne vous rappelle pas une petite histoire de résurrection mondialement connue ? Odetta n’est-elle pas comme qui dirait revenue d’entre les morts après tout ?
Oh et…depuis quand un cadavre saigne-t-il ?

Cette question, peu d’habitants sont en train de se la poser, ils ont d’autres préoccupations de toute manière. Certains s’occupent de leurs voisins en état de choc, d’autres s’occupent d’évacuer les enfants et autres âmes sensibles. Mais la plupart des graysoniens et étrangers venus rendre un hommage à l’enseignante sont paralysés face au spectacle macabre, leurs yeux grands ouverts, leur cœur serré au bord des lèvres et du plomb dans l’estomac.

« Que quelqu’un fasse quelque chose ! »
« Il ne faut toucher à rien ! »
« Y a-t-il un médecin ici ? »
« Mais descendez-la de là ! Pour l’amour de Dieu que quelqu’un la descende de LA ! »
« Venez m'aider ! »
« Où est le shérif ? »

Les consignes fusent, se contredisent par moment, mais personne ne s’écoute vraiment.
Personne ne fait rien non plus. Personne n’ose s’approcher du cadavre d’Odetta, d’autant qu’une forte odeur de viande avariée commence à venir flotter dans l’air chaud de ce milieu de matinée mouvementé…
Les plus attentifs réalisent que les tâches noirâtres et bizarrement mouvantes sur le corps fripé de la vieille dame sont en réalité des mouches qui s’activent. L’une d’elle vient d’entrer dans la bouche ouverte de la vieille dame alors qu’une seconde débarrasse ses ailes d’un peu de poussière, tranquillement posée sur l’œil vitreux et sec d’Odetta, ouvert sur la foule qu’elle ne peut pas voir.
Pas depuis son perchoir en tout cas, car son esprit, lui, assiste à toute la scène et se lamente du sort de son pauvre époux qui vient de passer l’arme à gauche…

La rumeur des conversation emplit l'air, la peur s'est transformé en terreur et s'infiltrent entre les rangs. Il suffirait d'une étincelle pour déclencher un incendie et qu'Adam Street s'embrase... Mais pour le moment, les habitants se contiennent ou désertent simplement le centre-ville.