Lucinda s’était levée en même temps que le soleil, comme à son habitude, malgré l’heure plus que tardive à laquelle elle avait enfin pu se glisser dans ses draps la veille, une fois le pique-nique terminé. Elle avait partagé la couche de Nathaniel, peinant à trouver le sommeil alors que lui s’était assoupi comme une souche. Elle lui enviait parfois cette indécente facilité qu’il avait de s’endormir à toute heure et en tout lieu, un petit sourire satisfait sur ses lèvres fines.
Le repos du juste, dirait certain mais elle savait à quoi s’en tenir et dans le cas de Nathaniel, il fallait parler de repos du Diable… Il n’avait aucune conscience et de ce fait rien qui puisse venir peser sur ses pensées au moment de trouver le sommeil, aucun doute quant à la réussit de ses petits plans mesquins et un avenir tout tracé et selon lui radieux. Oh bien entendu, l’arrivée des Donnelly l’avait parfois tenu éveillé des nuits entières, mais une fois arrivé au bout de ses raisonnements et son plan supposé infaillible mis en place, il dormait comme un loir.

Cette nuit, c’était au frère de son époux que Lucinda avait songé. Elle ne l’avait pas recroisé depuis le dernier repas qu’elle avait organisé jeudi dernier et son absence l’inquiétait. Nathaniel lui avait assuré qu’il allait fort bien mais, lorsqu’elle avait cherché à questionner Logan à ce sujet, ce dernier avait fuit en bafouillant quelque chose d’incompréhensible.
Renonçant à dormir (de toute façon, les ronflements de Nath l’en aurait empêchée) elle avait finit par se lever au chant des coqs pour faire sa toilette, toujours aussi contrariée. Elle ne comptait pas se rendre dans l’immédiat chez Clyde, de peur de le réveiller. Le pauvre ne savait sans doute simplement plus où donner de la tête avec tout ce qui se passait en ce moment. Mais pourquoi ne pas avoir fait appel à ses services alors ? Elle était son assistante après tout !

Lucinda s’était préparé un petit déjeuner digne de ce nom qu’elle n’avait pas vraiment dégusté. Elle s’était ensuite remise derrière les fourneaux pour préparer de petits en-cas destinés aux travailleurs qui, comme elle, passeraient une bonne partie de la journée à nettoyer le parc pour le remettre en état après les festivités. Cuisiner l’avait toujours détendue et après une petite demi-heure, elle y parvint. Lucinda avait pris la décision de suivre son emploi du temps initial mais remonterai la 169 jusqu’au cabinet de son beau-frère à midi s’il ne s’était pas montré au village d’ici là.
Forte de cette pensée, elle s’activa un peu, fourra tous les petits sandwichs dans une panière qu’elle attrapa par l’anse avant de s’échapper discrètement de la maison, sa fuite accompagnée par les ronflements sonore de Nathaniel qui n’avait pas bougé depuis son levé.

Elle ne se dirigea pas immédiatement vers le parc mais vers l’habitation de sa bonne amie, Carmen Adams, qui avait accepté la veille de lui venir en aide pour remettre tout en ordre. Espérant ne pas se présenter trop tôt à sa porte (il était à peine huit heures, mais la journée appartenait à ceux qui se levaient tôt, n’est-ce pas ?) elle y frappa quelques coups ferment puis patienta.

Carmen s'était levée un peu plus tard qu'à son habitude, les festivités de la veille l'avaient épuisée et elle avait quelques heures de sommeil en retard. C'est donc en sursaut, que la jeune femme s'était réveillée, puis avait sauté de son lit en apercevant le cadran du réveil qui annonçait 7h30. Cela n'aurait pas posé de problème habituellement mais sa voisine Lucinda lui avait demandé à la fin du pique-nique de venir l'aider à remettre un peu d'ordre dans le parc. Bien sûr, Carmen avait accepté avec plaisir car elle appréciait beaucoup sa voisine et n'était pas contre donné un peu de son temps pour la bonne cause. Elle savait Lucinda aussi matinale qu'elle et était sûre qu'elle ne tarderait pas à venir la chercher. Elle avala donc son petit-déjeuner en vitesse et remonta vite dans sa salle-de-bain pour faire sa toilette, une tasse de café bien noire à la main.

Elle sortait à peine de la douche lorsqu'elle entendit des coups à la porte. Elle enfila ses vêtements et partit ouvrir en courant.

-Lucinda, bonjour!! Comment vas-tu? Prête à aller nettoyer le parc, malgré la chaleur qu'il fera sans doute encore aujourd'hui? , dit-elle en souriant.

Puis s'écartant de l'entrée pour la laisser passer, ajouta:

-Je t'en prie, entre. Veux-tu une tasse de café?
Je remonte juste un instant pour terminer de me préparer, j'en ai pour deux minutes, mais fais comme chez toi.

Lucinda s’était affublée de son plus charmant sourire pour être accueillie par Carmen. Cette dernière avait mis un peu de temps à lui ouvrir mais patience était mère de vertu et la rouquine ne s’en était donc pas offensée. La glacière commençait à peser un peu entre ses mains, mais elle ne s’en plaindrait pas à qui que ce soit. Ce n’était pas des choses qui se faisaient et elle assumerait ce fardeau comme tous les précédents.
Elle se savait forte. Plus qu’un bon nombre de femmes qu’elle côtoyait chaque jour et observait avec un mépris ravalé se plaindre de leur situation. Lucinda aurait pourtant pu être tentée d’échanger sa place avec la leur, mais ça n’était pas le cas.
Son mari la frappait, la violait parfois pour se divertir, l’insultait copieusement mais elle lui tenait tête dans ces moments là et jouait aux épouses modèles lorsqu’il était dans un de ses bons jours. Elle assumait chacun de ses actes. Ceux que sa propre nature motivaient et ceux qui lui incombaient en sa qualité de défenseuse de Grayson…

La trentenaire souriait donc (pas à pleine dents, ça aussi c’était peu distingué) lorsque son amie lui ouvrit la porte, visiblement un peu essoufflée et tout droit sortie de sa douche. Au moins ne la tirait-elle pas directement de son lit.
Avant qu’elle ait pu répondre à ses premières questions, Carmen, qui paraissaient vouloir compenser son retard en parlant à toute vitesse, lui proposa d’entrer boire un café en l’attendant.

« Non merci, j’ai très bien déjeuné avant de me mettre en route. Je vais t’attendre ici si cela ne te fais rien » répondit-elle en désignant l’entrée où elle venait de pénétrer sur invitation de Carmen « Prends ton temps surtout, je ne voudrai pas que tu te blesses par ma faute… »

Ca sonnait comme une plaisanterie, mais il manquait ce petit sourire complice ou ce clin d’œil qui aurait rendu le tout plus léger. Lucinda avait prononcé cette phrase sur un ton posé, un petit sourire énigmatique étirant à peine ses lèvres à leur commissure.
N’importe qui d’autre que Carmen qui était son amie, aurait même pu croire qu’elle espérait au contraire qu’une telle chose se produise et que la jeune serveuse se rompe le cou par exemple le cou en pressant l’allure…

« Pense à mettre un peu de crème solaire surtout et à en emporter avec toi. Comme tu l’as signalé, même s’il fait encore frai à cette heure-ci, la journée sera chaude. »

Sur ces mots, elle retrouva le silence pour signifier à Carmen qu’elle pouvait aller terminer de se préparer, déposant la panière à ses pieds puis croisant ses mains fines devant sa longue jupe d’été couleur crème qui semblait tout droit venue d’une autre époque. Une époque où les femmes n’avaient pas le droit de vote…

Une fois que Lucinda fut entrée, Carmen referma doucement la porte derrière elle, prenant le temps de jeter un regard vers l'extérieur. Le ciel était parfaitement bleue, d'un bleu presque surnaturel. Le calme avant la tempête pourrait penser certain. Et c'est d'ailleurs ce que pensait Carmen, sans le savoir, quelque chose dans son inconscient savait qu'il allait se passer des événements graves. Mais la jeune femme de nature positive ne voulait pas l'admettre et faisait comme si de rien n'était, elle ni pensait même pas.

Maintenant que la porte tait fermée, la brune se tourna vers son amie en souriant, elle l'écouta refuser un café et lui dire de prendre son temps et de faire attention. La plaisanterie sonnait faux, mais ça non plus Carmen ne voulait pas s'en rendre compte. Après tout, Lucinda était son amie!!

-Ne t'inquiète pas, je ferai attention!, dit la serveuse en riant presque.

Presque, car on ne savait jamais. Un accident était si vite arrivé. Trébucher dans un tapis, glisser sur une flaque d'eau près de la douche, se couper.... On ne pouvait jamais prévoir ce qui allait arriver.

De la crème solaire? Effectivement, ce n'était pas une mauvaise idée. Une chaleur pratiquement insoutenable s'était abattue sur la ville depuis quelques temps déjà. La température moyenne était d'environ 41° et il pouvait s'avérer dangereux de sortir aux heures les plus chaudes, surtout pour les personnes âgées et les enfants.

-J'y pense!! Mieux vaut prévenir que guérir. Et je n'aimerai pas être clouée au lit à cause d'une insolation.

Sur ce, Carmen fit un détour par la cuisine afin d'y prendre son sac qu'elle avait laissé sur une chaise. Elle pourrait ainsi y mettre ses affaires nécessaires pour la journée.
En repassant devant Lucinda, elle vit que cette dernière patientait debout.

-Assieds toi si tu veux, lui dit-elle en désignant un petit fauteuil en osier.

Et elle monta les escaliers.

A partir de cet instant, les secondes s’écoulèrent avec une lenteur pesante et, une fois encore, les pensées de Lucinda s’orientèrent vers son beau frère. Elle n’arrivait pas à se souvenir d’une seule fois où il avait manqué un évènement de cette envergure, d’une seule fois où il est fait de la sorte faux bond à sa communauté. Bien sûr, il y avait tout un tas de possibilités logiques à cette absence et la première était qu’elle ne l’avait tout simplement pas croisé. Peut-être avait-il était là, passant d’un stand à un autre sans qu’ils se croisent, s’assurant de l’état des plus âgés et des plus jeunes, jetant un œil sur les bêtes exposées aux températures trop hautes pour cette saison. Peut-être était-il assis à quelques mètres d’elle à peine pendant le spectacle et l’avait-elle manqué…
Peut-être aussi qu’il avait préféré passer cette journée à visiter ses patients alités.
Ou peut-être était-il légèrement souffrant ou surmené et avait-il choisi de rester au calme aujourd’hui. Mais lui paraissait l’option la moins envisageable. Le vétérinaire était trop altruiste et le risque d’une urgence trop importante.
Et d’ailleurs, il y avait eu quelques menus incidents : des coups de chaud, une insolation, quelques malaises, mais le médecin n’avait été visible nulle part et les situations réglée assez rapidement et sans qu’il y ait besoin de son intervention. Les consignes pour faire face à ce genre de situation avaient été données tout au long de l’été et les habitants étaient débrouillards et tout à fait capables de gérer eux-mêmes ces situations sans déranger le seul médecin des environs.

Elle ne s’arracha à ses pensées tourmentées qu’en entendant de nouveau les pas de son amie dans les escaliers. S’armant d’un sourire, elle leva la tête dans sa direction et l’invita à se mettre en route prestement. Ramassant sa glacière, elle sortit en première et son pas lui fut rapidement emboité par celui de Carmen qui ferma sa porte derrière elles, sans pour autant la verrouiller. Pas besoin de ça à Grayson…
Elles discutèrent de la pluie mais évidemment surtout du beau temps sur le trajet les menant au parc où avait eu lieux les festivités. William était déjà sur les lieux, accompagné d’Aahron Donnelly et de David Handel qui recevaient ses instructions et jouaient les élèves attentifs.
Lucy les salua du bout des lèvres, les prévint qu’ils disposaient de sandwichs s’ils le désiraient, puis se hâta de s’éloigner, peu désireuse d’avoir à faire la conversation à un Donnelly… De toute façon, tout le monde avait à faire.

« Bien, je propose que nous nous occupions du nettoyage. Il doit y avoir des sacs poubelles dans le stand de restauration » annonça-t-elle à son amie.

Une fois dans la salle de bain, Carmen avait terminé de se préparer. Elle avait peigné ses longs cheveux bruns, mis de la crème solaire comme le lui avait recommandé son amie. Pendant qu'elle se brossait les dents, elle laissa ses pensées s'échapper. Elle pensa à comment elle était arrivée ici, à ce qu'elle avait fait pour être obligé de fuir. Lorsqu'elle reprit conscience de la réalité, elle s'aperçut que cela faisait déjà au moins cinq minutes qu'elle réfléchissait ainsi. Elle se souvint tout à coup que son amie attendait en bas. Elle coupa donc l'eau, s'essuya le visage et repartit vers les escaliers.

Dès qu'elle fut en bas, Lucinda se dirigea vers la sortie et Carmen lui emboita aussitôt le pas. La jeune brune ne prit pas le temps de fermer la porte à clé, c'était inutile ici et de toute façon personne ne le faisait. Elle se contenta donc de la claquer doucement.

Sur le trajet les menant au parc, elles discutèrent tranquillement, de tout et de n'importe quoi.
Lorsqu'elles arrivèrent, trois personnes étaient déjà sur les lieux: William, David et Aahron. Elle les salua et adressa un sourire à Monsieur le maire, ainsi qu'à David.... Puis elle suivit Lucinda qui s'éloignait déjà en vitesse.

Lorsqu'elles se furent suffisamment éloignées, Lucy proposa de s'occuper du nettoyage et lui indiqua l'emplacement des sacs poubelle.

-D'accord pour le nettoyage, je vais chercher les sacs , dit-elle en repartant déjà.

Elle trouva effectivement les sacs dans le stand de restauration, les attrapa et fit le chemin inverse.

-Voilà, je les ai!, annonça-t-elle en en distribuant un à son amie. Elle en prit un autre pour elle. Et les deux femmes purent se mettre au travail dans la joie et la bonne humeur.

La bonne volonté de Carmen faisait plaisir à voir et permit d’adoucir un peu l’humeur de son amie. Elle lui adressa un sourire un peu plus détendu que les précédents en attrapant le rouleau de sac poubelle qui lui était tendu. Elle en décrocha un puis déposa le reste sur sa glacière, placée à l’ombre. Elles se mirent alors au travail, à quelques mètres l’une de l’autre pour ne pas se gêner et couvrir un maximum de terrain tout en restant à portée de voix l’une de l’autre.
Au début cependant, aucune des deux jeunes femmes ne se jeta à l’eau et ne lança la conversation. Penchée sur l’herbe roussie qui avait été piétinée la veille par près d’une centaine de pied, elle ramassait les quelques détritus qui s’y trouvait. Des mégots de cigarettes surtout, alors qu’il avait été précisé que la zone était non fumeuse. Le fait qu’un incendie ait éclaté récemment à cet endroit même et aurait pu faire partir tout le village en cendres avaient visiblement déserté les mémoires…

Lucinda décida de stocker l’information dans un coin de sa tête et d’en parler à William à l’occasion. Peut-être pourrait-elle simplement réunir les mégots dans un seau et organiser une petite campagne à l’entrée du parc. Elle voyait déjà le petit panneau qu’elle pourrait planter dans le sol à côté de son magot : objets perdus : venez récupérer les minutes gaspillées de votre existence…
Une façon de faire réaliser deux ou trois petites choses aux fumeurs qui les avaient tous mis en danger impunément la veille en jouant avec leur briquet sur un terrain si miné.

« C’était une belle journée hier, n’est-ce pas ? » demanda finalement la grande rousse à sa collègue qui ramassait quelques gobelets un peu plus loin.

Carmen se redressa, écartant du dos de sa main une mèche de cheveux rebelles qui était tombée devant ses yeux chocolat.

« Tu as gagné un prix si mes souvenirs sont bons. De quoi s’agissait-il ? » s’enquit l’ainé des deux femmes en se redressant à son tour pour avancer vers les prochaines ordures à fourrer dans son sac poubelle.

Nettoyer et se rendre utile à la communauté étaient deux activités qu’elle adorait pratiquer. Passer du temps en compagnie d’une fille aussi sympathique et serviable que Carmen en était une autre.