La claque de Zooey, bien qu’indolore, venait de blesser l’orgueil du garçon. Il n’en avait déjà plus beaucoup et se sentait moins que rien depuis quelques instants. Depuis qu’il s’était lancé dans cette stupide histoire de photo brûlée. Pourquoi est-ce qu’il avait fallut qu’il se lance sur cette pente plus que glissante ?
Aidan avait bien tenté de se rattraper mais vraisemblablement, il s’y était mal pris.
Il n’avait pas songé que la jeune pourrait se vexer de cette manière. Le jeune homme avait espéré qu’elle comprendrait qu’il venait de la mener en bateau pour éviter d’avoir à lui dire ce qui ne tournait pas rond, il l’avait d’ailleurs clairement formulé ! Mais ça n’avait pas plus à la brunette au regard si particulier.
Il ne pouvait pas le deviner, il ne la connaissait pas le moins du monde. Tout ce qu’il savait, c’était qu’elle venait d’une ville appelée Grayland, possédait un chien, était photographe. Bref, tout ce qu’il connaissait d’elle, c’était ce qu’elle avait. Aidan n’avait aucune idée de ce qu’elle était.
Bien sûr, il s’était rendu compte qu’elle était d’une bonne nature, aimait les animaux et était aimée par eux, avait de l’humour, mais tout ça était bien peu.

Elle non plus ne le connaissant pas.
Sinon Zooey n’aurait jamais agi de la manière qu’elle venait de le faire. Jamais elle n’aurait levée la main sur lui, aussi faible avait été le coup porté. Pas après qu’il se soit ouvert à elle de cette manière.
Une part de lui tentait de se raisonner, de se convaincre qu’elle avait fait ça pour plaisanter, détendre l’atmosphère. Sans doute avait-elle pensé qu’il réagirait bien.
Et en d’autres circonstances, ça aurait très certainement été le cas. Pas ce soir.
Aidan renifla discrètement, gardant la tête tournée, refusant obstinément de faire face à son interlocutrice. Il reprit la parole d’un ton égal.

« Ouais, mais pt’être que tu te goures complètement et que j’suis pas aussi intelligent que j’veux l’faire croire. Peut-être même que je suis un sale gamin capricieux qui aime pas qu’on lui tape dessus sans raison »

Le cadet des Donnelly soupira puis tourna son regard azuré vers la jeune femme.
Elle avait raison en fin de compte. Il l’avait jugée. Jugée incapable de comprendre ce qu’il pouvait ressentir, incapable de le comprendre lui. Et quand elle prouvait effectivement qu’elle ne savait rien de lui, il lui en voulait. Que cherchait-il ? A quoi s’attendait-il ?

« Fais chier » marmonna-t-il en se laissant soudainement tombé en arrière dans l’herbe

Les bras en croix, il observa le ciel qui s’assombrissait de minute en minute. Dans quelques temps, il ferait nuit noire et le film pourrait commencer.

« Désolé » ajouta Aidan dans sa barbe

Un énième soupir passa les lèvres réunies en une boudeuses du plus jeune des frères Donnelly. Elle l’accusait de la juger, le frappait (ou presque) pour cette raison, et quand il s’excusait, elle trouvait encore le moyen de le lui reprocher ! Décidément, il ne comprendrait jamais rien aux femmes…

Mais Zooey se rattrapa bien vite et lui fit passer l’envie de se révolter. La méthode était critiquable et un peu dégoutante, il fallait l’avouer, mais ça avait marché. Il faut dire qu’Aidan n’avait jamais été rancunier. Il avait beaucoup de défauts mais celui-ci n’en faisait pas parti.
Le petit blond poussa une exclamation faussement agacée en essayant de repousser les assauts répétés du chien qui s’était vraisemblablement mis en tête de le lustrer jusqu’à ce qu’il brille dans le noir. Il tenta de protéger son visage de son bras, mais abandonna bien rapidement cette idée. Sob prenait son plâtre pour un jouet et le mordillait en poussant des petits grognements, y laissant quantité de bave...

« Ok, ok, j’me rends ! Stop ! Arrête ! » s’écria-t-il en gloussant encore, amuse par la situation

Le chien finit par lui obéir, se redressant au-dessus de lui en agitant la queue en vitesse, la langue pendante. Aidan poussa un lourd soupir et se redressa tant bien que mal, observant son bras handicapé d’un air dégoûté.
Il posa ensuite son regard azuré et accusateur vers l’animal qui aboya fièrement en le regardant faire, encore tout excité.

« Tss, c’est malin » bougonna-t-il alors que le canidé d’asseyait sagement sur l’herbe, le fixant toujours avec amusement. Un sourire finit par apparaitre sur les traits fins du blondinet qui tendit son bras valide vers lui « T’es un bon chien »

Sob se dressa à nouveau sur ses quatre pattes pour venir lécher sa main, avec plus de délicatesse cette fois. Laissant échapper un éclat de rire, Aidan reporta son attention sur Zooey qui les observait toujours à distance et n’avait pas bougé. Si ce n’est que son doigt s’était subtilement rapproché du déclencheur de son appareil photo qu’elle avait de nouveau en main.
Il la fixa alors longuement, perdant peu à peu son sourire pour retrouver un air sérieux, presque aussi grave que précédemment.

« Ma mère m’a appris à m’excuser auprès des filles quand je leur causais du tort. Quand j’étais petit, j’avais mis un chewing-gum dans les cheveux de mon amoureuse. Elle me laissait lui faire des bisous si elle pouvait me mettre une claque. Mais un jour, elle avait tapé un peu fort alors je me suis vengé » expliqua le jeune homme sans vraiment savoir pourquoi, ni si son histoire était réellement pertinente par rapport à la situation « Ma mère m’a trainé jusque chez elle pour lui offrir le gâteau au chocolat qu’elle m’avait obligé à préparer. Sauf que sa mère avait dû lui couper les cheveux et…et elle tait vraiment ridicule comme ça ! » pouffa Aidan, ses épaules se secouant sous son éclat de rire franc « Elle avait un côté plus court que l’autre et…et elle boudait. Ça lui faisait toujours une tête trop bizarre quand elle faisait ça ! Et elle avait un tic nerveux à l’œil, alors c’était vraiment moche ! Du coup j’ai pas pu m’empêcher de rire et elle s’est mise à pleurer » rit-il, se contrôlant difficilement « du coup elle était encore plus laide alors j’me suis moqué ! Ma mère savait plus où se mettre ! Je l’imitais et j’me fichais de ses cheveux ! A-alors ma mère s’est excusée et m’a trainé dans le sens inverse en me répétant de me taire. Elle serrait ma main très fort et elle me secouait en me disant d’arrêter. J’avais mal mais je pouvais plus m’empêcher de rire ! C’était horrible ! Carrément horrible ! »

Aidan essuya ses yeux humides du revers de la main. Il n’était pas certain de pleurer de rire. Son cœur était serré par l’évocation de se souvenir qui en faisait remonter tellement d’autres. Le visage déformé par la honte et la colère de sa mère lui revenait en mémoire. Et il revoyait ensuite très nettement le sourire qui tentait de percer ses lèvres et qu’elle dissimulait depuis que la petite avait ouvert la porte et s’était révélée à eux. Il se souvenait d’un tas d’autres choses. Aussi agréables et douloureuses les unes que les autres.

« Ma mère est morte. Y a presque trois mois. J’vais pas te donner le compte exact de jours, ça ferait sans doute bizarre » lâcha-t-il d’un ton neutre « J’dis pas ça pour qu’on en cause ou qu’tu m’plaignes, mais ça m’paraissait juste… j’sais pas, le bon moment dans la conversation. Mon père aussi est mort. Dans la théorie, c’est un accident de voiture. En pratique, c’est autre chose… C’est arrivé ici, à Grayson. C’est pour ça qu’on est là avec mes frères. M’enfin bref, tout ça pour dire qu’elle m’a appris à m’excuser auprès des filles, et que ça a toujours été foireux quand j’m’y suis essayé… »

Aidan poussa un soupir pour ponctuer son interminable discours complètement d'un pathétique affligeant. Après cela, il entreprit de se mettre debout avec quelques difficultés. La tête lui tournait même s'il s'y était pris lentement et avec précautions. Une fois bien campé sur ses deux jambes, il n'adressa qu'un rapide regard plein de gêne à Zooey, essayant de demeurer impassible.

« Je vais mettre mon plan diabolique a exécution, j'reviens » lança-t-il en s'éloignant de quelques pas, avant de se retourner une dernière fois vers Sob et Zoo qui le fixaient tous deux avec le même air un peu curieux, voire déçu, mais il n'en était pas certain « Je reviens très vite. Je vais juste prévenir mon frère, comme j't'ai dis tout à l'heure. Je fais vite » se sentit-il obligé de répéter, l'estomac noué sans vraiment savoir pourquoi

Il n'arrivait pas à se défaire de cette idée étrange qu'il ne les retrouverait pas à son retour. Pourtant, même si cette idée le révoltait et l'inquiétait, il se détourna et accéléra son allure pour rejoindre Aahron. En chemin, il passa son temps à essayer de redessiner mentalement les traits si harmonieux de la jeune femme, luttant contre lui-même pour ne pas se retourner et vérifier s'il s'en souvenait bien ou non.
Elle lui manquait déjà.

Son entrevue avec Isaac maintenant terminée, l’estomac dans les talons et la mine maussade, Aidan dirigea ses pas lents vers le fond du parc. Il essayait tant bien que mal à se forcer à sourire, s’entrainant sur le trajet pour ne pas avoir à se confier à Zooey. Remarque, peut-être qu’elle se moquerait bien de ce qu’il pouvait ressentir. Après tout, elle n’avait même pas rebondi lorsqu’il lui avait parlé de la mort de ses parents…
Le jeune homme trouvait sa réaction -ou en l’occurrence son absence de réaction- étrange mais également source de remise en question. Peut-être qu’il y avait un genre de prescription maintenant, qu’il n’avait plus le droit de se plaindre comme ça ou d’arborer un air si lamentable en l’annonçant. Peut-être même que ça ne se lâchait pas comme ça, de but en blanc au milieu d’une conversation anodine…
Si ça s’trouve, il était également arrivé quelque chose à ses parents ou un membre de sa famille et il avait réveillée de vieilles blessures en évoquant sa perte. Il ne se sentait plus de lui poser la question maintenant. Tout ce qu’il voulait, c’était retourner auprès d’elle et bénéficier de son si charmant sourire.
Mais il n’obtiendrait rien en faisant la tronche et en ayant l’air au bord du suicide. Ou peut-être de la pitié mais ça, Aidan n’en voulait évidemment pas.

Alors il allait se forcer à sourire et engagerait la conversation en retournant auprès de Zoo et Sob. Une conversation légère qui lui permettrait d’en apprendre un peu plus sur elle, ses envies, ses aspirations, ses goûts, son passé, etc. S’intéresser à quelqu’un d’autre que sa petite personne ne pouvait assurément pas lui faire de mal !
D’autant qu’il avait très envie d’en savoir plus sur le phénomène Zooey.
Cette idée lui permis de trouver la force détirer ses lèvres. Tout ça sonnait encore terriblement faux mais il était persuadé que la jeune femme noterait son effort et le mettrait rapidement à l’aise. C’est ce qu’elle s’était efforcé de faire depuis leur rencontre après tout et jusque là, ça avait très bien marché.

Sortant de ses raisonnements, les mains enfoncées dans la poche avant de son sweater, Aidan ralenti son allure avant de finalement s’immobiliser. Les sourcils crispés par le doute, il se retourna vivement et observa le décor avec attention.
Les arbres étaient toujours aux mêmes endroits, logique, la souche était là où il l’avait laissée, évidemment… mais il n’y avait aucune trace de la brunette ou de son chien. Pourtant, il était persuadé que c’étaient ici qu’ils se tenaient. Précisément ici.
Il avait beau être fatigué, Aidan savait qu’il ne se trompait pas. Intrigué, il se retourna dans toutes les directions, cherchant son interlocutrice du regard en vain.

« Elle a dû aller boire un truc… » lâcha-t-il à voix haute pour se rassurer plus qu’autre chose

Il resta immobile un moment, son regard azuré tourné vers les rangées de sièges qui s’alignaient derrière le drap immaculé qui avait été tendu pour servir d’écran de cinéma. Près d’une minute s’écoula avant qu’il ne réagisse enfin et ne retourne s’installer sur sa souche préférée.
Poussant un soupir, il commença à battre la mesure de sa main valide sur le rondin de bois où il était assis. Le jeune homme commença à chantonner un vieil air de Zepplin, son regard voyageant d’un bout à l’autre du parc sans jamais trouver d’endroit où se poser.

Et si elle n’était pas aller chercher quelque chose à manger ? Si elle avait simplement préféré partir pour ne pas avoir à le supporter ?
Non, elle n’aurait pas fait ça. Encore qu’il n’en savait rien, après tout, il ne la connaissait pas et peut-être qu’elle n’avait pas eu envie d’en apprendre davantage sur lui. Aidan ne pouvait pas la blâmer, il était d’un pathétique affligeant ces derniers temps…et cette remarque ne faisait que l’enfoncer un peu plus.
Si ça s’trouve, elle était en train de le chercher. Si c’était le cas, elle finirait par revenir par ici, forcément.

Le regard d’Aidan voyagea une fois encore mais cette fois, quelque chose capta son attention. Ses yeux clairs se posèrent sur un morceau de papier sale à quelques pas de là. Il fronça un peu plus les sourcils avant que la lumière ne se fasse dans son esprit. La photographie. Celle qu’il avait laissée à terre en se levant. Zooey avait dû l’oublier lorsqu’elle s’était levée pour aller faire il ne savait quoi.
Tiquant d’agacement à l’idée de la retrouver pleine de terre, Aidan se redressa pour s’en approcher et ramasser le rectangle sale et corné qui gisait à ses pieds.
Comme il s’y était attendu, une couche de terre recouvrait l’image, ne lui permettant même plus de reconnaitre le visage si harmonieux de la jeune femme qu’il avait rencontrée une petite heure plus tôt.

« Fais chier » pesta-t-il en frottant l’image sur son pantalon un instant, avant de la reporter à son visage pour l’examiner

Mais son geste n’avait pas servi à grand-chose et l’image était toujours aussi peu visible. Aidan passa alors son pouce sur l’image, un pli intrigué barrant son front. Les traces étaient complètement sèches et la photo avait jaunie. Pourtant elle avait été prise quelques minutes auparavant seulement. Là, on avait l’impression qu’elle avait passé des semaines sous la pluie. Le papier était gondolé, passé, la photo était tâchée et l’expression du visage de Zooey difficile à déchiffrer.
Aidan déglutit péniblement puis jeta un coup d’œil par-dessus son épaule pour apercevoir le cinéma improvisé. Le film avait maintenant commencé et l’agitation était passée. Tous les habitants de Grayson étaient maintenant concentrée sur l’écran… et toujours pas la moindre trace de Zooey ou de Sob. Pourtant, avec un animal pareil, elle ne pouvait pas passer inaperçue !

Il recentra ensuite son attention sur la photographie, la bouche maintenant sèche et le cœur battant. Il avait une impression étrange, dérangeante. Une foi encore, son pouce passa sur la surface autrefois parfaitement lisse du papier, devenu rêche. Ce contact lui arracha un frisson sans que le jeune homme ne sache vraiment en expliquer les raisons.
La photo était vieille. Tout laissait à croire qu’elle avait été prise il y a longtemps et avait été oubliée ici. Pourtant il l’avait prise il y a quelques minutes à peine ! Il se revoyait le faire, il sentait le déclencheur s’enfoncer sous ses doigts, il revoyait l’expression de Zooey. Tout était limpide dans son esprit et pourtant, quelque chose clochait. Aidan le sentait.
Les larmes lui montaient aux yeux sans qu’il ne sache pourquoi. Il voulait voir Zooey. Il voulait la voir tout de suite. Mais elle n’était visible nulle part.

Aidan resta planté au milieu du parc, la photo de la jeune femme dans la main et la tête pleine de questions sans réponses durant un long moment. Et soudainement, son esprit se vida de toute pensée. Son regard perdu dans le vague se centra sur un point devant lui et son air perdu s’estompa peu à peu pour laisser place à une mine assurée, résignée.
Dans un geste mécanique, il fourra la photographie dans la poche arrière de son pantalon puis se détourna de la même manière. Lentement, il se mit en marche, avançant droit devant lui sans prendre le temps de réfléchir à quoi que ce soit.

Après un temps indéfini, sans vraiment savoir comment il s’y était pris, il se laissa tomber sur le siège qu’Allie lui avait réservé plus tôt dans la soirée. Elle lui demanda s’il allait bien et il acquiesça avant de demander ce qu’il avait manqué du film. Sa belle-sœur lui résuma alors rapidement la première vingtaine de minutes qu’il avait loupées, puis se réinstalla dans le fond de son siège en attrapant la main d’Isaac.
Aidan ne se risqua pas à croiser le regard de son ainé. Il préféra lever son visage pâle vers l’écran qu’il ne voyait pas vraiment.
Tout ce qu’il voyait, c’était une vieille photo floue et obsédante, couverte de terre et jaunie par le temps qui n’aurait pas dû s’écouler.