02. Things have changed [Allie & Isaac]

« Tu.. euh... es là depuis longtemps ? »

« Il faut qu'on parle Isaac. »

« Enfin si tu as le temps... je sais que tu viens de te lever et que je te demande beaucoup dès le matin, mais ça serait bien... qu'on parle. »

Mes yeux se détournèrent du spectacle qui avait lieu à l'extérieur, venant se perdre dans l'évier où trainait quelques verres à moitié secs. Mes deux paumes étaient posés de part et d'autres du bac, et tentaient désespérément de ne pas bouger de peur de réveiller tout le monde en percutant rageusement un meuble qui n'aurait rien demandé. Je ne pouvais plus le supporter, ses lamentations sur sa misérable petite existence, ses jérémiades à tout va, et surtout les larmes qui ravageaient le visage de ma Allie à cause de lui. Je fermais les paupières et passai une main sur mes traits tirés par le réveil plutôt brutal que je venais de subir. Je n'avais pas à voir cela dès les premières lueurs de l'aube, encore moins après avoir passé une nuit de merde à chercher une solution aux problèmes de mon frère. Aidan ne se rendait pas compte à quel point tout le monde se souciait de lui, et surtout Allie. J'aurais pu encaisser ce qu'il venait de lui dire, et pourtant il aurait pu faire tellement pire encore, mais pas elle. Pas après avoir enfin été à nouveau heureuse hier grâce aux bébés et à notre réconciliation, espérons définitive.

Ce n'était pas le moment d'intervenir, Allie le prendrait certainement mal. Elle voulait faire semblant de ne plus en avoir rien à carrer du morveux, mais ça ne durerait pas longtemps avant qu'il ne revienne pleurnicher dans ses jupes et elle l'accueillerait à bras ouverts. Il avait trop besoin d'elle. Je repoussai dans un coin de ma tête mes envies meurtrières et soufflai un grand coup pour relâcher la tension. Je fis rouler ma nuque pour me détendre complètement et fis quelques pas pour m'éloigner de la fenêtre. La future Madame Donnelly allait sûrement franchir le seuil de la porte dans moins de deux minutes. Et moi, je ferais comme si je n'avais rien vu, rien entendu. Ce n'était pas mentir. Je préférais appeler ça 'méninger sa fiancée qui avait déjà les hormones qui la travaillaient'. Je ne mettais absolument rien sur le compte de la grossesse, non. Enfin, disons surtout que c'était encore trop frais pour en parler. J'allais m'efforcer de la réconforter en faisant passer cela pour un autre motif. Jusqu'à ce qu'elle soit prête à en parler.

La brunette franchit la porte comme prévu, et se figea, ne s'attendant pas à me trouver ici visiblement. Je baillais pour l'effet de style, et étirai mes bras en avant.

« 'viens de me lever. J'ai mal dormi, j'suis cassé. Trop réfléchi aux prénoms. »

énonçai-je anarchiquement, en terminant par un sourire de futur papa heureux non feint.

Je m'avançai dans la cuisine et ouvris un placard à la recherche de quelque chose de comestible, glissant une main sur mon ventre inconsciemment. Il émit un gargouillement presque aussitôt après le geste, et je laissais échapper une grimace en ne trouvant rien à mon goût.
Mon corps resta immobile lorsqu'elle me balança la phrase fatidique du « il faut qu'on parle ». Dans un film de série B, c'est le moment où la fille largue le mec, en tentant d'épargner ses sentiments. Mais à cet instant, ça n'avait absolument rien à voir avec une histoire de rupture. Je savais de quoi elle allait parler : Aidan, ou peut-être ce qui s'était passé sur le pont. Je l'avais vu ronger son pouce, cette atroce manie qu'elle avait lorsqu'elle était sous pression. Sa mine grave et sa voix qui avait légèrement tiré vers les aigus n'étaient pas innocents non plus. Elle allait forcément parler d'un sujet délicat.

Je refermai la porte du placard et mes yeux se posèrent sur elle. Mes sourcils haussés feignaient la surprise et faisaient écho au suspens qu'elle m'infligeait. Les expressions faciales de ce genre étaient parfois plus efficaces que des mots. Je fis quelques pas en arrière, tirai une chaise en arrière et m'assis de façon à l'avoir toujours dans mon champ de vision.
Elle hésitait, se rétracta presque en prétextant de pas vouloir m'en imposer trop dès le matin, et finalement reposa son verre dans l'évier, celui qu'elle avait bu d'une traite sans même s'étouffer...Allie devait être vraiment angoissée de ma réaction pour avoir ce genre de comportement. Je perdis mon expression de surprise pour laisser échapper un demi-sourire rassurant et lui tendre une main pour qu'elle se rapproche.

« Mais nan, arrête, j'adore quand on a de longues et profondes discussions au p'tit-déj'... Viens là, et dis-moi. J'espère que tu te prends pas la tête pour la couleur de la chambre des jumeaux, sinon je te jure que je te prescris des calmants, parce que t'as l'air assez stressée ce matin, non ? »

Ou comment noyer le poisson...Ce n'était toujours pas des mensonges, je me faisais juste plus con que je ne l'étais en réalité, et ça avait du bon. A ce qu'il paraissait, ça sauvait un tas de couples ! Non, c'était tout simplement une manière pour moi de lui laisser le temps qu'il lui fallait pour qu'elle s'exprime à propos des événements troublants de son accident. Si j'avais posé une question la veille, elle l'aurait éludé sans même se rendre compte que je savais qu'elle me mentait. De cette façon, je lui épargnais de mentir, et prenais toutes les fautes sur moi. N'étais-je pas le mari idéal ? ...

« T'es vraiment qu'un salopard, j'ai à peine prit de poids pour le moment. »

« Alors... »

« Tout ce que je vais te dire, ça va te paraître fou mais je t'assure que je ne te mens pas et que ça me paraît dingue aussi. »

« Sur le pont, j'ai eu des visions, j'ai vu ce qu'il s'était passé sur ce pont et c'était des choses horribles ! Des choses horribles se passent dans ce village, ils font du mal aux gens. Et tes parents n'étaient pas dans la voiture... »

« Je t'assure, Aidan aussi le sait parce qu'il a des visions depuis toujours et c'est pour ça qu'il ne dort plus et qu'il est aussi... affreux. »

Elle accepta finalement mon invitation et prit ma main dans la sienne avant de s'asseoir sur ma cuisse. Je liai mes bras autour de sa taille et enfouis mon visage dans son cou. Je m'en écartai à peine pour glisser une main sous ses cheveux et dégager le passage, humant par la même occasion le parfum de son shampooing. Je fermai les paupières avant qu'elle ne gigote un peu pour me faire à moitié face et donc m'arracher de force à cette étreinte. Elle plaqua une de ses paumes sur ma joue afin d'attirer mes pupilles et de capter toute mon attention. J'étais totalement en train d'écouter depuis le début, rien qu'un instant d'égarement. Et puis, si je faisais comme si c'était moins important peut-être que ça la détendrait. Ou peut-être que ce se serait pire. Mais je tentais ma chance.

« Tout ce que je vais te dire, ça va te paraître fou mais je t'assure que je ne te mens pas et que ça me paraît dingue aussi. »

J'avais tapé dans le mille, il s'agissait des visions. Aidan n'avait pas voulu me donner plus de détails que cela, et j'avouais franchement que je pensais qu'Allie mettrait bien plus de temps à m'en parler. Mais c'était une bonne surprise, et si elle allait jusqu'au bout, j'irais moi aussi.
Je fronçais les sourcils, pour lui faire comprendre qu'elle avait absolument toute mon attention et qu'on était sur la même longueur d'ondes. Autrement dit, c'était grave. Je n'allais pas faire de vannes foireuses parce qu'un truc me dépassait, ou quelque chose comme ça. Dans un monde parallèle, peut-être que j'aurais réagi comme ça...

Elle se mit à sangloter en plus des révélations sur ce qu'elle avait vu. Je me doutais que les images n'avaient pas été belles à voir, sinon elle n'aurait pas chuté, et n'aurait pas cru que le bébé était...enfin parti. Je glissais une main dans son dos et la frottait doucement pour essayer de la calmer. C'était probablement les hormones, mais ça ne me réjouissait pas de la voir dans cet état, quelque en soit la raison, même la plus petite. Une fois la guillotine tombée, elle déposa sa tête sur mon épaule et attendit un espèce de verdict. Je laissais quelques secondes s'écouler, pour l'espoir d'avoir les mots corrects pour lui dire la vérité.

« Je sais. »

Très subtile. Je rajoutai avant qu'elle n'ait le temps de demander comment :

« J'veux dire, Aidan a des visions. Et quand il a voulu prendre ma place dans la voiture, j'ai tout de suite compris. Il a dit "Fais moi confiance". Comme si ça pouvait concerner autre chose... »

Je lui laissais à mon tour le temps d'encaisser, et repris encore une fois avant qu'elle n'ait le temps d'en placer une.

« Pourquoi j'ai rien dis, oui...J'ai essayé à l'hôpital de dire que j'avais eu peur pour toi, en espérant que tu t'ouvres, mais t'as préféré penser à autre chose, alors j'ai pas insisté. Je me suis dis que tu m'en parlerais quand tu seras prête. »

Je haussai les épaules comme pour ponctuer mes explications. C'était tellement plus sincère que tout ce que j'avais pu dire ces dernières semaines, que j'en étais presque choqué moi-même. Peut-être qu'on était vraiment repartis sur de bonnes bases en fait. Ces bébés avaient une bonne influence, à part les visions...

« J'en ai parlé avec Aidan. Je sais, j'aurais pas dû le faire avant d'en parler avec toi, mais j'avais besoin de savoir ce qui t'arrivait...Il pense que ce sont les bébés qui t'envoient ces images. Que ce sont eux qui ont ce...pouvoir. Il a dit que ma mère ressentait aussi ça quand elle était enceinte, et qu'ils ont gardé tous les deux un espèce de lien psychique depuis. C'est pour ça que... »

Je baissais les yeux, me maudissant intérieurement d'aller trop loin.

« ...qu'il est assez secoué par son...absence. »

Je ne voulais pas faire de références à la discussion qu'ils venaient d'avoir tous les deux dehors, mais j'avais fait l'erreur de vouloir en dire trop, et cela m'avait échappé. J'espérais qu'elle soit trop remuée par mes propres révélations pour relever le rapport. Inutile d'en rajouter une couche avec un autre sujet délicat, même si les deux étaient intimement liés. Je savais qu'il était trop tôt pour moi d'aborder l'autre, car je n'étais pas sûr de pouvoir me contrôler et de ne pas aller abîmer la belle petite gueule de Aidan si j'entendais des choses qui ne me plaisaient pas...

« Mais Aidan m'a dit qu'il t'avait dit et que tu n'avais rien compris. »

« Donc, Margaret a gardé un lien avec Aidan depuis sa naissance ? Ca veut dire que ça va être pareil avec les nôtres ? Du genre que je vais arriver à sentir où ils sont et si ils vont bien et ce genre de truc ? »

« Et si j'en veux pas de ça ? J'ai cru que c'était temporaire et que j'en avais encore pour six mois mais là on parle d'un truc à vie Isaac ! »

« Je ne veux pas qu'ils finissent comme Aidan ! Est-ce que tu as vu ton frère, est-ce que tu as vu ce qu'il devient ? »

« Tu veux du café ? »

« Aidan est...difficile à comprendre, mais ils nous croient aussi tous plus bêtes que ce qu'on est vraiment. Il a un peu perdu les pédales et tu sais comment il est borné. J'ai pas voulu trop insister. »

Je ne savais pas si j'avais bien agi avec Aidan, il n'était pas aisé d'avoir une discussion sensée avec lui ces derniers temps. Soit il se braquait, soit il n'en faisait qu'à sa tête et affirmait des choses dont il n'avait même pas idée de la portée. Au final, cela revenait au même, l'un des deux abandonnait, ou les deux se tapaient dessus. L'autre fois, il avait été plus intelligent pour moi de le laisser cogiter sur ses paroles. Et le fait qu'il s'était visiblement réveillé après un cauchemar n'arrangeait pas son humeur. J'avais préféré rejoindre Allie dans notre chambre, et penser à autre chose. Mais c'était sans compter mon esprit trop pratique qui s'était mis à essayer d'élucider le mystère de mon petit frère, à tenter de trouver des solutions à son problème. Comment un tel lien pouvait exister entre deux personnes ? Pourquoi ses rêves paraissaient-ils si réels ? Je n'avais jamais cru à ces histoires de sixième sens, ou de médium, et je ne pensais toujours pas que c'était ça. Il devait y avoir une explication rationnelle, mais d'ici là, ça ne me donnait pas le droit de nier l'existence de ces phénomènes.
Allie se releva et commença à faire les cent pas. Je sentais son inquiétude, malgré le soulagement que lui avait procuré cette discussion. Elle se projetait dans l'avenir et imaginait déjà ce que nos enfants pourraient devenir en se basant sur le modèle Aidan.

« Oui tu vas pouvoir sentir si quelque chose leur arrive, ou... Écoute, je sais pas vraiment comment ça marche, c'est déjà pas facile de se dire que c'est possible. Mais ça peut être une bonne chose aussi. Enfin c'est ce que j'ai essayé de dire à Aidan, mais il m'a hurlé dessus en disant que je ne comprenais pas. C'est peut-être ça qu'il voulait dire quand il t'a parlé. Je sais bien que les rêves qu'il a sont tout sauf un don, mais il ne les contrôle pas. Je veux pas trop m'avancer, mais si c'est une espèce de truc de médium, peut-être qu'il parviendra à s'en servir pour aider les gens... »

Je m'arrêtai dans mon discours, voyant très bien que tout ça était absurde. On ne savait même pas comment cela fonctionnait, alors comment parvenir à modifier son sens.

« J'suis désolé, c'est sûrement débile. »

Je soupirai, baissant la tête en me perdant dans mes hypothèses. Je voulais vraiment les rassurer et les aider de mon mieux, mais c'était comme ci ça ne servait à rien. Parce que pour l'instant, les visions faisaient beaucoup de mal, et voir Allie en partenaire de somnambulisme éveillé d'Aidan me foutait carrément les jetons. On n'avait pas besoin de deux zombis dans la famille.

« Ils ne finiront pas comme Aidan. »

dis-je d'une voix catégorique et sans possibilités de contradictions.

« Aidan a...enfin, c'est pas facile pour lui, parce qu'il n'en parle pas, nous on le saura dès le début, on pourra...enfin peut-être que d'ici là on saura quoi faire avec ça. Et puis avant il était à peu près normal, non ? C'est depuis que papa et maman ont disparu et surtout depuis qu'on est à Grayson. »

Je me relevai en la voyant accélérer le rythme de ses pas. Si elle continuait, elle allait finir par avoir des vertiges et s'effondrer encore une fois. Je l'attrapai par les épaules et la forçai à s'arrêter.

« Allie, ils ne finiront pas comme Aidan. On sera là pour eux. »

J'appuyai mes paroles d'un regard sûr de moi et hochai la tête comme pour provoquer un mimétisme du sien. Elle ne devait pas tant s'inquiéter, ce n'était pas bon pour la santé des bébés, et la sienne aussi.
Je la relâchai et elle me proposa du café. J'expirai et me détournai pour regagner ma chaise, où je me laissai tomber sans délicatesse, las de ne pas voir le bout de ce tunnel déroutant. Je n'y comprenais rien, et je détestais ça, être impuissant.

« Ouais, merci. »

soupirai-je. Je marquai une pause, comme elle avait probablement cherché à la provoquer pour encaisser.

« Allie... Je sais qu'Aidan n'acceptera jamais, mais tu crois pas qu'on devrait appeler des spécialistes, ou au moins quelqu'un qui comprendrait quelque chose à ça ? Peut-être qu'on devrait se concentrer sur ça, et laisser Aahron et Sam mener l'enquête un peu. Après tout, ça nous concerne directement maintenant...Et on peut pas laisser Aidan gérer ça seul plus longtemps, même si il devient de plus en plus difficile à vivre. C'est pas sa faute, mais des fois j'ai vraiment envie de lui en foutre une... Alors peut-être que si on savait comment résoudre son problème, il pourrait dormir et être Aidan de nouveau. »

« Ecoute... je sais plus quoi faire pour Aidan et je ne sais pas si j'ai envie de l'aider parce qu'il ne veut pas de mon aide et je deviens déjà folle avec les jumeaux alors voilà. »

« Mais pour des recherches de « spécialistes », je t''aiderai c'est d'accord. Si tu penses que c'est le mieux pour lui alors je serai là, mais j'arrête les discussions sans fin... ça c'est fini. »

« Concernant l'enquête, je sais pas si... »

« On sortira jamais de cette ville, on ferait bien d'acheter une maison et de prévoir que nos garçons deviennent des agriculteurs. »

« T'as pensé à quoi comme prénoms ? Je veux pas des trucs trop traditionnels et qui seront has been dans dix ans et espère même pas avoir un Isaac Jr. »

Les mots, le ton et l'expression de son visage étaient si peu familier pour elle que même après avoir capté quelques bribes de leur conversation à l'extérieur, cela me surprenait qu'elle soit si intransigeante avec Aidan. Elle avait beau être aussi bornée que nous tous, encore jamais elle n'avait renoncé au cadet, même s'il faisait tout pour pousser les gens à lui tourner le dos. Ma mâchoire contractée fit quelques vagues à peine visible alors que mes dents étaient serrés de frustration au maximum. Je ne pouvais rien dire sans qu'elle ne sache que j'avais tout entendu, ou au moins une partie. Et je savais qu'elle était encore trop blessée pour pouvoir en parler de façon rationnelle. Je me tus donc, et laissais un ange passer en hochant juste la tête, pour lui dire que l'accord me convenait.

De toutes façons, comment lui reprocher d'abandonner ? J'avais moi-même cessé de me préoccuper de son bien-être par la seule envie qui me prenait souvent de lui casser la figure lorsqu'il allait trop loin. Je voulais l'aider, bien sûr, et c'était mon devoir de veiller sur lui. Mais il était assez grand pour comprendre ce qu'il faisait, et s'ils nous repoussaient, alors qu'il reste seul. J'étais fatigué de ses tirades et de ses pleurs, même s'il me déchirait le cœur à chaque fois.

« J'en ai marre depuis un moment, c'est normal que ça t'arrive à toi aussi. C'est ton droit, Allie. Il restera toujours mon frère et j'ai fait une promesse à mes parents mais... »

Mais il était insupportable, et les services sociaux le leur enlèveraient sûrement s'ils voyaient les bleus qu'il allait se prendre s'il continuait comme ça.

Le bip sonore de la cafetière vint compléter mon silence, et Allie détourna son attention sur celle-ci. Elle s'assit ensuite à la table avec les deux tasses de cafés fumantes. Je la remerciai et attendis qu'elle reprenne la parole. Nous nous étions pratiquement tout dit, le sujet était clos. Des choses plus réjouissantes nous attendaient, les bébés allaient évidemment être le principal sujet de conversation des prochains mois. J'avais tellement hâte d'être à la maison...même s'il y avait aussi cette petite appréhension de jeune parent de savoir s'ils seraient à la hauteur.
Allie reprit par l'enquête, l'autre discussion épineuse mais qui trouva cette fois bien vite fin lorsqu'elle plaisanta sur notre avenir. Enfin j'espérais en tout cas qu'elle rigolait, parce que vivre ici pour toujours et voir nos enfants devenir des agriculteurs ne faisaient absolument pas partis de mes projets.

dis-je avec le même sourire léger qu'elle avait affiché à peine plus tôt. J'avançai ma tasse devant ma bouche et soufflai sur la surface sombre du café pour le refroidir.

« Je t'ai dis qu'on partait quand tu voulais. »

re-précisai-je en relevant les yeux sur elle, puis avalai deux, trois gorgées du liquide revigorant.

Allie s'échappa ensuite du côté des prénoms, et je ne lui opposai aucune résistance dans ce choix de conversation. Nous avions assez parlé de choses désagréables pour le restant de la journée, ce n'était pas parce qu'on était à Grayson, qu'il fallait voir noir tout le temps. Et puis ça nous donnait l'impression de retrouver peu à peu nos petites habitudes. Parler d'autre chose que de l'accident, ou ce voyage, ramenait un semblant de réalité dans nos vies. Et je savais mieux que personne combien c'était important de garder les pieds sur terre.

« Isaac Jr. ... »

repris-je d'un ton rêveur en relevant le menton, ma tasse en suspens dans ma main et mon coude posé en appui sur la table. Lorsque mes pupilles dévisagèrent à nouveau ma fiancée, elle avait perdu tout éclat de malice au profit d'un peu d'embarras.

« En fait, j'ai bien pensé à un prénom pour un garçon, si bien sûr il y en a un, mais je ne sais pas si tu vas accepter. C'est un peu... »

Je grimaçai, toujours mal à l'aise.

« Sean...comme mon père. Tu sais comme ils sont partis sans avoir pu voir les deux p'tits anges qu'on aura... »

Je baissais la tête, conscient de lui en demander peut-être trop, mais elle pouvait voir que ça me tenait vraiment à coeur. Je me repris ceci dit, je m'étais préparé à essuyer ses doutes et son refus qu'elle exprimerait avec la plus grande délicatesse pour ne pas me vexer.

« Et puis ça correspond à tes critères. Sean, c'est super à la mode et dans dix ans je suis certain que ça passera encore très bien. En plus c'est pas long, facile à porter...Et un de ces deux types de Nip/Tuck le porte, si ça peut inspirer notre gosse pour qu'il devienne chirurgien, c'est pas mal non plus comme exemple. »

terminai-je en posant ma tasse et argumentant avec des gestes amples pour souligner ma pensée qui n'avait rien de cohérente, mais j'essayais pourtant de trouver d'autres raisons valides de choisir ce prénom.

J'attendis ensuite une réaction, devenant plus nerveux. Je saisis ma tasse des deux mains et tapotai la porcelaine du bout de mes doigts. Le contact presque brûlant de la vaisselle me dérangea, mais j'étais incapable de lâcher l'objet sans perdre mes moyens. J'étais peut-être même en train de retenir ma respiration sans le savoir...

« Je préfère les prénoms peu communs, et dire que j'ai cru que tu me connaissais ! »

« Plutôt en deuxième prénom Sean non ? Et si on a des filles, on pourra aussi mettre Margaret en deuxième place. Non ? »

« Alors moi j'ai pensé si on avait des garçons à Noah et Alex. Noah Sean Newton Donnelly ou Alex Sean Newton Donnelly. Ca rend bien non ? »

« Et pour des filles, Lou et Nola, je trouve ça super. J'avoue que j'y ai pensé cette nuit... j'arrive plus à dormir depuis le retour de l'hôpital. »

« Qu'en penses-tu ? Tu peux refuser, te mettre à hurler que j'ai des goûts atroces... on a encore six mois de toute manière, ou moins, les jumeaux sont presque toujours prématurés... »

Elle prenait des gants pour méninger mes sentiments à propos de cette histoire de nom. Je ne pouvais pas lui en vouloir de ne accepter ma demande, c'était aussi ses bébés et il leur fallait des prénoms sur lesquels les deux parents étaient d'accord. Son ton n'avait même pas été trop désolé, probablement qu'elle ne souhaitait pas remuer davantage les pensées sombres qui me parasitaient l'esprit depuis la mort de mes parents. Je soupirai bruyamment et hochai la tête en osant enfin relever mon regard sur elle. J'affichais un air résigné, même si au fond je ressentais une petite pointe de déception. Mais encore une fois, je n'avais pas envie de lui en vouloir pour si peu alors que tout allait bien entre nous, enfin.

« D'accord, en deuxième prénom c'est pas mal si mal placé. »

J'esquissai un sourire mais qui n'avait rien de gai. Il traduisait ma reddition à son jugement, même si j'aurais préféré qu'il en soit autrement.

Allie me proposa deux noms de garçons, puis deux noms de filles, et il fallait bien avouer qu'elle avait bon goût. J'avais moi aussi une préférence pour les prénoms peu communs, et elle avait l'air d'y avoir sérieusement plus réfléchi que moi. Je manquais certainement d'originalité dans la matière. Ce qui retint mon attention toutefois vu l'énoncé des noms et notamment la présence du sien. Je ne dis rien pour l'instant, pesant mes paroles afin de ne pas la blesser et enchainai plutôt sur le choix des prénoms.

« J'aime bien Noah. Et Lou aussi pour une fille. Après pas sûr que la combinaison Noah et Nola soit une bonne idée, les prénoms se ressemblent trop, ils vont nous finir par nous détester. Ça risque de les amuser quand ils seront petits, mais plus à l'adolescence... »

répondis-je évasif, mes pensées tourner vers tout autre chose.

Elle se releva pour venir poser sa tasse dans l'évier. J'en avais presque oublié de terminer la mienne et réussit à le faire juste avant qu'elle ne revienne s'asseoir sur moi. Je me reculai légèrement pour lui laisser de la place, non pas qu'elle soit déjà énorme avec son petit ventre rond. Je glissais d'ailleurs une main dessus, et hésitant une seconde en ouvrant puis refermant spontanément la bouche, je décidai finalement de me lancer.

« Allie...hm...Tu comptes aussi garder ton nom après le mariage ? J'ai remarqué que tu prévoyais de le donner aux enfants. »

Je plissai les yeux, pas de peur de m'attirer des foudres, mais mon intention n'était pas de la vexer. J'étais peut-être trop de l'ancienne école et ne comprenais pas cette manie des femmes modernes de vouloir garder leur nom de famille en plus de celui du mari.

La sonnette de la porte d'entrée résonna dans le salon, et malgré la porte fermée, on pouvait entendre Aahron s'activer pour aller ouvrir. C'était sûrement Trisha et Petey qui venaient dire au revoir avant de retourner à Cleveland. Hier, elle avait réussi à obtenir le dossier et les rapports des experts sur l'accident de nos parents. Je n'avais pas pu la remercier, mais mon aîné avait dû s'en charger. Il l'avait d'ailleurs gardé pour lui jusqu'à maintenant, mais je savais qu'il le partagerait bientôt. Quant à moi, j'avais eu d'autres préoccupations.

« Ils sont là. »

annonçai-je pour clore la discussion.

Je la laissais se remettre sur ses pieds avant d'aller mettre moi aussi ma tasse dans l'évier, puis de la suivre dans le salon afin d'aller accueillir mon neveu. Que d'ailleurs je préférais savoir loin de Grayson d'ici quelques heures...

« Oui, je veux garder mon nom de famille parce que je trouve ça plus sympa ! Ca fait référence à nos deux familles, c'est un tout ! Non ? »

« Tu veux pas, pas vrai ? »

Je souhaitai bon voyage à Trisha, puis montai les escaliers menant à l'étage, Allie sur les talons. Une fois dans la chambre, elle referma la porte derrière nous. Je m'assis sur le lit avant de m'écrouler en arrière, les deux mains sous ma nuque pour la soutenir. Mon regard s'abandonna au plafond en pesant mes prochains mots. Je n'allais pas lui interdire de garder son nom en plus du mien, ce serait totalement absurde. Je ne pouvais pas m'empêcher d'être déçu cependant, nous allions nous marier sans avoir discuté de toutes les formalités finalement. Ce n'était pas plus mal que la date soit repoussée en fait, il y avait encore plein de sujets à aborder pour être enfin au point.

« C'est pas que je veux pas...Je savais pas que tu l'envisageais, c'est tout. »

Mes yeux s'abaissèrent sur Allie qui s'était assise à son tour à côté de moi en posant une main sur ma cuisse.

« Si tu veux garder ton nom, tu le gardes. C'est le tien. »

Je me redressai, un sourire par avance sur les lèvres que je tentai de retenir.

« Je dois être de la vieille école, mais va, fais ta révolution, femme. »

J'expirai en m'étirant, la caféine tardait à me donner un peu plus de punch. Je finis même par bailler, la bouche grande ouverte, puis me relevai face à elle en lui tendant une main.

« Bon mademoiselle Newton, allons m'apprendre à faire une lessive. »

Je me penchai en avant pour ramasser les premiers pantalons et T-shirts balancés cette semaine par mes soins. J'avais beau être organisé dans mon travail, c'était une toute autre affaire avec mes biens personnels. Je ne voyais tout simplement pas l'intérêt de plier en pile des vêtements sales qu'on ne remettrait de toutes façons pas, comme Maman le faisait. Et ce n'était même pas une question de place, car la salle de bain de la maison était suffisamment grande pour accueillir un jacuzzi. Tiens, c'était une idée pour la nouvelle maison qu'on prévoyait d'acheter avec Allie ça...

« Dis au fait, maintenant que t'es enceinte, va falloir attendre au moins un mois après la naissance des jumeaux pour le mariage. La robe risque d'être serrée sinon... »

Je me saisis de la corbeille à linge et fourrai les habits dedans avant de la tendre à Allie, l'air tout à fait sérieux. On avait repoussé la date, mais sans en donner une nouvelle...Nous étions en juin, donc le mariage pourrait être en mars. Ce qui n'avait rien d'agréable, puisque le climat allait probablement être encore frais. Mai serait bien...

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