Clyde sortait d'une visite de routine, une petite angine chez un habitant qui vivait hors de la ville, encore un fermier trop âgé pour pouvoir continuer à réellement vivre de son lopin de terre. Les gens s'en faisaient toujours lorsqu'ils tombaient malades en plein été : ils ne comprenaient pas comment c'était possible et avaient souvent peur que ce soit le courroux du ciel qui s'abattait sur eux. Clyde devait alors passer de longues minutes à les rassurer en leur expliquant que ça arrivait et que c'était tout à fait normal et blablabla...
Il était soulagé lorsqu'il sortait d'une maison après avoir rassuré ces personnes. Enfin, il était surtout soulagé de pouvoir quitter leur compagnie : il était bien trop émotif pour subir une après-midi entière de pleurnicheries et de prières animées. Il ne le supportait pas et finissait par se laisser envahir par la détresse de ses patients ce qui n'était jamais bon pour son moral.

Il fut alors tiré de ses pensées par la présence d'Elizabeth Pryde, l'épicière de Grayson mais aussi... L'une de ceux qui portaient le même fardeau que lui. Il se sentait toujours déstabilisé quand il rencontrait l'un d'entre eux. Il vivait si mal leur croix que ça le mettait dans un état de stress avancé.
Heureusement que c'était sur Elizabeth qu'il était tombé et pas sur un autre. Il aimait bien l'épicière, il la trouvait très gentille et plus modérée que la plupart d'entre eux. Il ne se demanda même pas ce qu'elle faisait là. il devrait peut-être mais voir un habitant profiter de l'ombre des arbres en pleine chaleur n'avait rien de bien inquiétant en soi.

« Bonjour Elizabeth. Tu... tu vas bien ? » la salua-t-il à son tour. Il jeta un oeil au chemin. Il était venu à pied car son cabinet n'était pas très loin après tout et qu'il n'avait pas d'autres rendez-vous de prévus. « Tu profites de la journée pour te balader ? »

Il s'était arrêté et avait engagé la conversation sans réellement s'en rendre compte. Peut-être avait-il simplement besoin de compagnie, d'une compagnie normale pour une fois, d'une conversation n'incluant pas leur secret ou le boulot ou encore sa famille...
Il regarda il resserra sa prise sur sa mallette de soin légèrement vieille : un cadeau de sa très chère mère quand elle avait su qu'il avait envie de devenir vétérinaire... Un vétérinaire désormais chargé de s'occuper aussi des gens du village. Il sortait d'une ferme et pourtant, il avait soigné un vieil homme et pas une vache ou un mouton... Farceuse la vie parfois...

Clyde commença à avoir encore plus chaud que l'instant d'avant. Il changeait sans cesse sa sacoche de main, cherchant un moyen d'esquiver une conversation stérile sur les balades afin de rentrer très vite chez lui. Seulement, Elizabeth semblait d'humeur bavarde... Quoi que, il basait son hypothèse sur une simple phrase qu'elle lui renvoyait parce qu'il lui avait déjà posé la question...
Voilà qu'il commençait à réfléchir sur des sujets sans queue ni tête. Il devait se calmer, ce n'était qu'Elizabeth, la gentille épicière de Grayson, l'épicière sensée et conciliante avec qui il avait déjà discuté tranquillement auparavant. Il ne savait pas si c'était le temps ou bien les événements récents, mais le moindre contact avec les autres habitants mis dans le secret le mettait réellement mal à l'aise. Il inspira longuement et tenta de réprimer son changement de côté de sa trousse de travail avec grande difficulté.

« Humm non, je reviens de chez le vieux fermier qui vit là-bas. Une angine, rien de grave. C'est ma dernière visite aujourd'hui alors je suis venu à pied et là eh bien euh... Je rentre chez moi. » dit-il d'une traite, articulant à peine.

il avait réussi à former une phrase complète et compréhensible, c'était déjà ça. Il aurait bien conclu par un "eh bien, bonne journée Elizabeth" mais il n'aimait pas passer pour un homme dépourvu d'éducation. Son père avait été un homme horrible mais sa mère lui avait toujours enseigné comment bien se comporter en société, malgré la classe modeste de laquelle la famille Redd était issue. Aujourd'hui, les classes n'étaient plus importantes, mais elles l'avaient été du temps de la jeunesse de la mère de Clyde et Mme Redd avait toujours tenu à avoir des fils bien élevés... En apparence au moins.
Ainsi, Clyde tenta de faire honneur à sa mère qu'il avait tant chéri et qui lui manquait encore beaucoup. Elle, elle aurait su quoi faire dans la conjecture actuelle.

« Enfin... Je ne suis pas à l'abri d'une intervention de dernière minute, médicale ou vétérinaire... C'est pour ça que j'ai euh... » Il regarda son vieux téléphone portable et constata qu'il n'y avait pas de réseau à cet endroit précis. « Je dois trouver du réseau au cas où... »

Quel sens allait-il prendre ? La direction de sa maison ou la direction que prendrait Elizabeth ? Il n'en savait rien et resta planté là. Pourquoi songeait-il à rester avec l'épicière d'ailleurs ?

Finalement, Elizabeth changea de direction et prit celle de Clyde, celle qui menait au croisement entre la route vers le cabinet de Clyde et Grayson : ça lui faisait une décision à prendre de moins et il appréciait ça. Un peu de poids en moins sur les épaules, aussi léger qu'il soit, c'était une pierre en moins dans le sac que trainait Clyde depuis son implication dans le secret de Grayson...

Seulement, Elizabeth semblait vouloir ajouter non pas une pierre mais un rocher entier dans ce sac en abordant un sujet sensible... Clyde baissa les yeux sur le chemin, shootant machinalement dans un caillou comme lorsqu'il était gosse. Oui il avait pensé à tout ça, oui il y pensait encore et ça le hanterait jusqu'à la fin. Il ne se passait pas une seule minute sans qu'il pense à tout ça, à cette ville, à cette triste vérité qu'ils n'étaient que quelques "élus" à connaître, si l'on pouvait parler d'élus alors que cette connaissance s'apparentait plus à une malédiction...

« Oui... » dit-il d'une petite voix à moitié étouffée... Sa gorge était sèche, sa langue pâteuse... « Je pense qu'Il veut qu'ils partent et il nous le fait savoir à sa manière... Comme toujours... »

C'était une constatation affligeante... Il savait qu'Elizabeth avait le même point de vue sur la question. Le problème de Clyde, c'était de trouver un moyen de faire partir les Donnelly en douceur, sans violence, sans victimes surtout...

« Il faut vraiment trouver une solution efficace. Il ne faut pas... » Il se tut. Il se mit à trembler, conscient de l'énormité de ce qu'il allait dire... « Il ne faut pas laisser Nathaniel et les autres faire avec les quatre frères comme ils le souhaitent : je ne veux pas rajouter des noms sur le tableau des victimes... »

Il s'était laissé emporter... Clyde ne parlait que très peu mais s'il parlait beaucoup, c'était pour dire tout ce qu'il avait sur le coeur d'un coup, il envoyait la matière brute, telle qu'elle se formait dans son esprit, sur le bot de sa langue...
Il s'en voulait... Il s'en voulait d'avoir laisser transparaître ses inquiétudes, il s'en voulait d'avoir trahi son frère. Il n'était qu'un bon à rien, son père avait toujours eu raison, sa mère s'était juste bercée d'illusion à son égard...

Il en tremblait encore... Les Redd avaient toujours fait front... Dire que le front avait été uni était un mensonge, mais ils avaient fait front parce que Nathaniel les terrorisaient, parce que Logan était Logan et parce que Clyde... Le devait à sa mère et parce qu'il était l'aîné. Il avait essayé d'être un grand frère utile, serein mais les rôles s'étaient très vite inversés et Nathaniel avait pris le dessus sans se comporter en frère honorable. Un monstre.
Clyde ne savait même pas comment ses pensées pouvaient dévier vers cette conclusion mais c'était ce qu'était son frère : un monstre. Enfin, pas un monstre comme dans les contes, plutôt un type qui avait été très tôt fasciné par Lui et qui avait tout fait pour en être. Clyde se souvenait encore de toutes ces fois où il avait surpris son frère en plein sacrifice : gosse, il avait toujours aimé tuer toutes sortes de bestioles, arracher leurs pattes aux araignées, leur tête aux mouches, leur langue aux grenouilles... Peut-être que c'était pour ça que Clyde s'était pris d'affection pour les animaux très tôt... Une sorte de recalibrage du karma pour que la balance nature soit à nouveau équilibré. Peut-être que la nature avait laissé Nathaniel venir au monde pour rééquilibrer tout ce que Clyde était aussi d'ailleurs ?

Il écouta distraitement Elizabeth, obnubilé par sa culpabilité vis à vis de son frère, culpabilité à double sens : il était coupable de trahison fraternelle mais en plus de ça, il avait failli à sa mission, celle qu'il s'était donné et qui consistait à calmer les ardeurs de Nathaniel. Nath était incontrôlable et à vouloir toujours y aller doucement pour ne pas le froisser, Clyde était arrivé dans une impasse... Grayson pouvait pâtir de tout ça alors il était peut-être temps d'être tous d'accord comme le disait l'épicière...

« Oui je... je crois qu'en étant tous d'accord, on réussira à rétablir l'ordre dans notre ville... Mais il va falloir... Qu'ils partent... » souffla-t-il. Elizabeth le salua et retourna vers sa boutique. Clyde, lui pensa au chien de la jeune femme, ce petit lien entre eux, l'élément déclencheur qui avait fait que le docteur avait tout simplement fait de l'épicière une femme de confiance... Ou presque. Du moins, une femme avec qui passer du temps n'était pas si horrible qu'avec les autres.

Il se tourna alors et prit la route de son cabinet en se demandant comment il allait pouvoir convaincre William au sujet des pauvres petits vieux de la ville : le Maire avait toujours eu du mal à se préoccuper des autres, à réellement être à l'écoute des habitants. Il préférait l'écouter Lui pour être sûr de ne pas déclencher sa colère, c'était peut-être sa façon d'aimer sa ville après tout...
Clyde, lui, ne faisait qu'aider les gens à se remettre de la douleur et de la maladie. Il n'était pas de taille à lutter, il pouvait juste essayer de panser les blessures, même si ça n'était pas suffisant, c'était toujours ça de gagné... Il inspira profondément.